Sainte et vivifiante Croix

Extrait : « Le grand Carême[1] »

Le 3e dimanche du Grand Carême est appelé vénération de la Croix. Lors de la Vigile de ce jour, après la Grande Doxologie, la Croix est apportée en procession solennelle au centre de l’église et y demeurera toute la semaine durant – il y aura un rite spécial de vénération à la suite de chaque office. Il est remarquable que le thème de la Croix qui domine l’hymnologie de ce dimanche est développé en termes non pas de souffrance mais de victoire et de joie. Plus encore, les chants donnant le thème (hirmoi) du Canon du dimanche sont issus de l’Office Pascal – “Le Jour de la Résurrection” – et le Canon est une paraphrase du Canon de Pâques. La signification de tout ceci est claire. Nous sommes à la mi-Carême. D’un côté, l’effort physique et spirituel, s’il est effectué de manière sérieuse et constante, commence à être ressenti, son fardeau commence à être pesant, notre fatigue plus évidente. Nous avons besoin d’aide et d’encouragement.

D’un autre côté, ayant enduré cette fatigue, ayant gravi la montagne jusqu’à ce point-ci, nous commençons à voir la fin de notre pèlerinage, et les rayons de Pâques commencent à croître en intensité. Le Carême est notre propre crucifixion, notre expérimentation, aussi limitée soit-elle, du commandement du Christ entendu dans l’Évangile de ce dimanche : “Si quelqu’un veut Me suivre, qu’il renonce à lui-même, prenne sa croix et Me suive”[2]. Mais nous ne savons pas prendre notre croix et suivre le Christ à moins que nous n’ayons Sa Croix, qu’Il a prise pour nous sauver. C’est Sa Croix, et pas la nôtre, qui nous sauve. C’est Sa Croix qui donne non seulement signification mais aussi puissance aux autres. C’est ce qui nous est expliqué dans le Synaxaire du Dimanche de la Croix :

« Ce même jour, troisième Dimanche de Carême, nous célébrons comme une fête la Vénération de la précieuse et vivifiante Croix. Puisque, par le jeûne des 40 jours, nous sommes en quelque sorte crucifiés nous aussi, […], et que nous avons une sensation d’amertume à cause de notre négligence ou de notre découragement, voici qu’est exposée la vivifiante Croix, comme pour nous ranimer et nous soutenir, nous encourager en nous rappelant les Souffrances de notre Seigneur Jésus Christ […]

« Tout comme ceux qui, ayant encore un long et rude chemin à parcourir et se trouvant épuisés par la fatigue, s’ils trouvent ombre et fraîcheur sous le feuillage d’un arbre, s’y assoient pour se reposer un peu et, comme régénérés, parcourent le reste du chemin, ainsi maintenant au milieu de ce temps de Carême, de cette pénible course et de ce parcours difficile, les saints Pères ont planté la vivifiante Croix, qui nous procure fraîcheur et repos, et qui soulage les voyageurs fatigués, les rendant légers et alertes pour la suite de leurs peines. Ou bien, comme cela se produit pour la venue d’un roi, lorsque le précèdent ses étendards et ses sceptres, et qu’il vient ensuite lui même, dans la joie et l’allégresse de sa victoire, que partagent également ses sujets, de même aussi le Christ notre Seigneur, devant bientôt montrer Son triomphe sur la mort et s’avancer avec gloire au jour de Sa Résurrection, envoie en avant Son sceptre, Son royal étendard, la vivifiante Croix, pour nous inviter à nous tenir prêts, à Le recevoir comme Roi et à l’acclamer au cours de Son triomphe resplendissant. Et, en cette semaine qui se trouve au milieu du Carême, parce que le saint Carême est comparé aux eaux de Mara à cause de la contrition, du découragement et de l’amertume qui sont en nous par suite du jeûne, ainsi donc qu’au milieu de ces eaux le divin Moïse jeta le bois pour les rendre douces, ainsi également Dieu, qui nous a sauvés en esprit de la mer Rouge et du Pharaon, par le bois de la précieuse et vivifiante Croix adoucit l’amertume d’un jeûne de 40 jours et nous console pour cette nouvelle traversée du désert, jusqu’à ce que nous arrivions à la mystique Jérusalem, par Sa Résurrection. Et, puisque la Croix est pour nous, comme on dit, l’arbre de Vie et que cet arbre se trouvait planté au milieu du Paradis de l’Eden, les très saints Pères ont eu raison de planter le bois de la Croix au milieu du saint Carême, puisqu’ils y commémorent l’avidité d’Adam, en même temps qu’ils nous décrivent comment elle fut annulée par ce nouvel arbre; car, y ayant goûté, nous ne mourons pas, mais sommes vivifiés. »

Lecture de l’épître du saint apôtre Paul aux Hébreux

(Hb IV,14-V,6)

Frères, puisqu’en Jésus, le Fils de Dieu, nous avons le grand prêtre par excellence, celui qui a pénétré au-delà des cieux, tenons ferme la profession de notre foi. En effet, le grand prêtre que nous avons n’est pas incapable, lui, de partager nos infirmités, mais en toutes choses il a connu l’épreuve, comme nous, et il n’a pas péché. Avançons donc, avec pleine assurance, vers le trône de sa tendresse, pour obtenir miséricorde et recevoir, en temps voulu, la grâce de son secours. Tout grand prêtre, en effet, est pris parmi les hommes, il est chargé d’intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu, afin d’offrir des dons et des sacrifices pour les péchés. Il est en mesure de comprendre ceux qui pèchent par ignorance ou par égarement, car il est, lui aussi, revêtu de faiblesse et, pour cela même, il doit offrir des sacrifices pour ses propres péchés comme pour ceux du peuple. Nul ne s’attribue cet honneur à soi-même, on le reçoit par un appel de Dieu, comme Aaron. De même, ce n’est pas le Christ qui s’est attribué la gloire de devenir grand prêtre, mais il l’a reçue de celui qui lui a dit : « Tu es mon Fils, aujourd’hui je t’ai engendré », comme il déclare dans un autre psaume : « Tu es prêtre à jamais, selon l’ordre de Melchisédech. »

Lecture de l’Évangile selon Saint Marc

(Mc VIII,34-IX,1)

En ce temps-là, Jésus, ayant appelé la foule avec ses disciples, leur dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de la bonne nouvelle la sauvera. Et que sert-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perd son âme ? Que donnerait un homme en échange de son âme ? Car quiconque aura honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aura aussi honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père, avec les saints anges. » Il leur dit encore : « Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le royaume de Dieu venir avec puissance. »

Homélie[3]

Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit,

[…] La Sainte Croix récapitule en elle-même non seulement la Passion mais encore le Salut opéré par Dieu, ce Salut trinitaire qui manifeste l’amour infini de Dieu envers l’homme. Ainsi la Croix, instrument de dérision, de haine, de souffrance infinie, de solitude, cette croix devient le symbole de l’amour infini de Dieu envers Sa créature.

Cet Amour infini fait que le mal est renversé, la souffrance est transformée, la mort est abolie, le péché est vaincu. Et pour que cela soit possible il fallait qu’il y ait ce mouvement de descente, d’abaissement, d’humiliation infinie du Fils de Dieu, du Fils du Père, du Fils éternel, de Celui qui éternellement – c’est à dire avant et indépendamment de la création du monde – partage avec l’Esprit Saint la gloire éternelle divine. Il partage cette gloire dont aucun mot, aucune parole, aucune expression, aucune image même ne peut rendre compte.

Cette gloire devant laquelle nous ne pouvons, nous ne devons que faire silence. Faire silence pour que par le silence même nous puissions appréhender ce qui est au delà de toute parole.

Cette gloire divine est la forme, l’expression aussi, de l’amour de Dieu, car Dieu est Amour, nous le savons mais nous l’oublions quelques fois : quand nous voyons la souffrance autour de nous on se demande comment est-ce possible qu’un Dieu d’amour ait pu et puisse permettre encore aujourd’hui cet océan de souffrances qui contredit et qui conteste l’amour de Dieu. Pourtant Dieu est amour. Non seulement cet amour se manifeste dans la vie trinitaire où le Père engendre et communique tout son être au Fils et dans la puissance, dans la gloire de l’Esprit Saint qui procède du Père et qui repose éternellement sur le Fils comme un lien d’amour entre les deux, mais encore cet amour se révèle lorsque Dieu crée. En effet, Dieu crée par amour, dans l’amour et pour l’amour si je peux me permettre un peu ce jeu de prépositions : Par l’amour du Père, dans l’amour du Fils et pour l’amour du Saint Esprit, c’est ici que nous voyons que l’amour trinitaire embrasse la Création dans son projet, dans sa réalisation et dans sa finalité.

L’homme a été créé pour porter en lui ce signe, pour porter cette image de l’amour de Dieu, c’est en ce sens aussi que l’homme est créé à l’image de Dieu. Et cette image est un très grand mystère qui fait que nous ne devons pas non plus tenter de cerner davantage le mystère de l’homme lui-même. L’homme est inconnu. « L’homme, cet inconnu » écrivait un auteur, médecin français, Alexis Carrel, et un apologète, saint Théophile d’Antioche, répondait à ceux qui niaient « Montre-moi ton homme et moi je te montrerai mon Dieu ! ». Dieu a créé l’homme pour qu’il puisse jouir de la vie divine, pour qu’il puisse, ayant été créé petit enfant, grandir et entrer dans la pleine et toujours croissante, certes toujours incomplète, communion de la vie divine.

Pour cela, il fallait que l’homme passe par l’enfance et qu’il passe par la Loi, par la Loi d’obéissance qui pourrait paraître dure et étrangère mais qui est en réalité une Loi d’amour, une Loi filiale. Il fallait que l’homme apprenne qu’être enfant de Dieu signifie soumettre totalement sa volonté à l’Autre.

Lorsque à cause de la séduction du serpent, l’homme par son innocence et par la fragilité de sa volonté et de sa conscience s’est éloigné de Dieu dans la désobéissance, lorsque les cieux se sont fermés et que la terre elle-même s’est révoltée, lorsque l’homme a dû se nourrir à la sueur de son front et qu’entre l’homme et la femme s’établit ce désir de jouissance, de possession, Dieu, malgré tout, n’a jamais abandonné Sa créature. Invisiblement Dieu continue à porter l’homme dans Sa main aimante, à le conduire, à créer en lui cette nostalgie du paradis perdu et, je dirai plus, Dieu continue à susciter pour nous autres cette nostalgie et cette attente du Royaume. Pour que cela se fasse, il fallait détruire le mal et anéantir la mort qui a surgi, car on peut dire que la mort n’est rien d’autre que l’interruption du flot de vie divine qui coulait dans le paradis et qui berçait et nourrissait Adam et Ève jouissant alors d’une telle vie divine. Quand le flot de vie divine s’interrompt, alors la mort intervient, la mort instaure une loi humaine et inexorable, et cette loi apparaît pour nous autres comme une fin, comme une malédiction.

Pour contrecarrer tout cela, pour rompre ce processus et briser cette fatalité, il n’y avait pas d’autre moyen que le Fils Lui-même vienne assumer notre nature humaine, vienne prendre sur Lui cette nature pécheresse, cette nature corrompue. Lui qui ne connaissait pas le péché « est devenu péché pour nous », comme écrit saint Paul. Il fallait qu’Il devienne comme un agneau, comme le dit saint Jean-Baptiste en voyant Jésus s’approcher du Jourdain pour être baptisé « voici l’Agneau de Dieu qui prend sur Lui le péché du monde ». Le péché du monde signifie cette globalité du péché dans lequel nous baignons, cette totalité des péchés de chacun de nous. Puis enfin, prenant sur Lui le péché du monde il fallait que l’Agneau aille jusqu’à la fin et qu’il soit immolé comme un agneau sans défaut, comme une brebis sans tache, qui va sans lever la voix vers celui qui l’immole.

En obéissance aimante au Père, selon Sa propre volonté s’accordant avec celle du Père, Jésus a assumé toutes les souffrances que pouvait connaître la nature humaine. Il a pris sur Lui nos souffrances, Il a pris sur Lui nos maladies à l’exception bien sûr de la seule maladie qu’Il ne pouvait prendre, à savoir la maladie du péché. Le péché en effet est une infidélité, le péché est un esclavage mais le péché est aussi une maladie et Jésus vient guérir notre âme et notre corps.

Et lorsque cela se fait Jésus va encore plus loin, Il descend encore plus bas. Il descend encore plus bas pour une rencontre indicible, car il est impossible que Celui qui est le Principe même de la vie rencontre la mort. Et voilà pourquoi c’est par une ruse qu’Il rencontre la mort.

Quand Satan pense pouvoir Le saisir, Le crucifier sur la Croix et par conséquent devenir le vainqueur, alors Satan est trompé comme le disent les Pères. Comme le dit saint Jean Chrysostome « le trompeur est trompé ! »

Ainsi se soumettant par amour, Lui qui n’avait pas de péché et qui par conséquent, si on peut le dire, ne méritait pas la mort, Jésus va volontairement vers la mort et se laisse prendre par elle. Et, plus encore, Il se laisse descendre dans les profondeurs des enfers, jusqu’où se trouvaient nos ancêtres Adam et Ève et toute l’humanité entière. Et c’est alors que Celui qui est descendu aux fins fonds des enfers et de la mort n’est plus simplement un mortel parmi les autres mais en vérité Celui qui illumine l’enfer par la lumière et l’éclat de Sa divinité. La Lumière divine est dévoilée en Lui et il s’opère ainsi un retournement extraordinaire car la mort devient désormais le passage à la vie.

Désormais, la croix, cette croix d’ignominie et de souffrance, devient le lieu et le moment dans lesquels Satan est définitivement vaincu.

Maintenant le “prince de ce monde” est vaincu, car « quand je serai élevé de terre, avons-nous entendu aujourd’hui dans l’Évangile, j’attirerai tous les hommes à moi ! »

D’une part, « Quand je serais élevé de terre » annonce la Croix, car Jésus est véritablement monté vers Jérusalem pour être élevé sur la croix, et d’autre part proclame qu’ensuite Jésus montera de plus en plus haut vers le Père, s’asseyant à Sa droite pour attirer tous les hommes à Lui.

Par conséquent la Croix signifie pour nous ce symbole, cette force extraordinaire d’attraction qui contrecarre l’attraction terrestre, la pesanteur de la terre et, surtout, notre pesanteur à chacun de nous. La Croix désormais est, en vérité, ce chemin ouvert, cette montée, cette échelle, ou encore pourrait-on dire ce souffle de vent chaud qui nous élève et qui nous fait monter.

Ainsi, la Croix devient le symbole de la Résurrection, la Croix d’ignominie devient une Croix vivifiante, le tombeau devient non seulement un tombeau vide mais un tombeau lumineux. Désormais, la mort – la mort dans le Christ – perd son caractère de désastre et de totale désespérance. La mort est le passage, l’exode, le chemin car il n’y a qu’une seule mort par laquelle nous pouvons, à présent, entrer dans le Royaume, c’est la mort du Christ.

Par conséquent, notre chemin à nous – il n’y en a pas d’autre – est de suivre le Seigneur. « Celui qui veut être mon disciple qu’il donne ce qu’il possède aux pauvres, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ». Prendre notre croix c’est tout simplement dire “oui” au Seigneur, prendre notre croix c’est dire au Seigneur « que Ta volonté se fasse dans ma propre vie, dans mon existence entière au plus profond de moi-même, que Ta volonté se fasse et non la mienne ».

Peu à peu dans la vie de chacun et de chacune de nous s’opère cette conformation, cette coïncidence, cette correspondance de notre propre volonté qui obéit volontairement pour que s’accomplisse non pas notre volonté mais celle du Seigneur. À ce moment là s’opère en chacun de nous la parole de saint Paul « ce n’est plus moi qui vit – c’est-à-dire le “moi” haïssable, le “moi” égoïste – mais le Christ qui vit en moi. »

Dès lors, nous regardons le monde avec un œil différent. « Ayez, dit saint Paul, les mêmes sentiments que le Christ Jésus. » Les “mêmes sentiments” c’est à dire le même regard d’amour, la même écoute, la même compassion sur le monde et sur ceux qui souffrent que le Christ a Lui-même, Lui qui S’est tourné vers le Père et qui était entièrement tourné vers le monde avec une compassion infinie. Cette compassion infinie du Christ nous devons apprendre à nous en nourrir nous aussi, à la partager, à la découvrir pour qu’elle soit véritablement une compassion trinitaire dans laquelle nous sommes portés et fortifiés par l’Esprit Saint.

C’est cette compassion du Christ pour le monde, pour ceux qui souffrent et pour les pauvres qui doit être le programme de notre vie. Un philosophe russe disait « notre programme social c’est la Trinité » et nous pouvons dire nous aussi « Notre programme c’est la compassion ». Par conséquent, dans cette compassion la Croix est le chemin, la Croix est le symbole, la Croix est l’icône, la Croix est porteuse d’une puissance de l’Esprit Saint, de cette puissance d’amour par laquelle nous nous dépassons nous-même. Je dirais que par cette puissance de l’Esprit Saint nous commençons “à marcher sur les eaux”. Portés par la grâce du Saint Esprit nous oublions notre propre pesanteur.

Devant Ta croix, nous nous prosternons, ô Maître, et Ta sainte Résurrection nous la glorifions.

Notes

[1] Père Alexandre Schmemann, Spiritualité orientale n°13, Bellefontaine

[2] Mc 8,34

[3] Homélie prononcée par Père Boris, à la Crypte le 14 septembre 2003 à l’occasion de la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix. Son contenu s’applique aussi à commémoration de ce dimanche.