Extrait : « Le grand Carême[1] »

[…] Le fils prodigue, nous dit-on, partit pour un pays lointain, et là dissipa tout ce qu’il possédait. « Un pays lointain » : telle est l’unique définition de notre condition humaine que nous devons assumer et faire nôtre, quand nous commençons à marcher vers Dieu. L’homme qui n’a jamais fait cette expérience, ne fût-ce que brièvement, qui n’a jamais senti qu’il est exilé de Dieu et de la vraie vie, n’a pas encore réellement compris ce qu’est le christianisme. Et celui qui est parfaitement « chez lui », en ce monde, et dans la vie de ce monde, qui n’a jamais été blessé par le désir nostalgique d’une autre réalité, celui-là n’a pas encore saisi ce qu’est le repentir.

Souvent le repentir est simplement identifié à une froide et objective énumération des péchés et des transgressions, à un aveu de culpabilité devant une accusation légale. Confession et absolution sont envisagés comme des actes de nature juridique. Mais on néglige une chose essentielle, sans laquelle ni la confession, ni l’absolution n’ont de signification réelle, ni de pouvoir. Et cette chose est précisément le sentiment d’être éloigné de Dieu, exilé de la joie de la communion avec Lui et loin de la vrai vie qui est donnée et créée par Dieu. […]

Extraits des textes du triode

Première stichère du lucernaire :

Jétais dans le vivant pays de l’innocence * mais j’ai semé le péché sur la terre * J’ai récolté sous la faucille les épis de la négligence * J’ai fait des meules avec les gerbes de mes actes * et ne les ai pas étendues sur l’aire du repentir * Mais je Te prie, notre Dieu qui es avant les siècles et cultives le monde * vanne au vent de ta miséricorde la paille de mes œuvres * verse dans mon âme le blé de l’absolution * porte moi dans les greniers du ciel et sauve moi.

Kondakion :

Quittant follement ta gloire paternelle * dans le mal j’ai dispersé la richesse que Tu m’avais donnée * Et je Te dis les paroles du fils prodigue * J’ai péché contre Toi, Père compatissant * Reçois moi qui me repens * Et fais de moi l’un de tes serviteurs.

Une particularité de ce dimanche, ainsi que des deux dimanches suivants, c’est le chant au matines du psaume 136 (137) de l’exil d’Israël à Babylone :

Au bord des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, au souvenir de Sion. Aux saules de leurs rives nous avions suspendu nos harpes. Là, ceux qui nous avaient emmenés captifs nous demandaient de chanter des cantiques, et nos ravisseurs nous disaient : « Chantez-nous un cantique de Sion. » Comment chanterions-nous un cantique du Seigneur sur une terre étrangère ? Si je t’oublie, Jérusalem, qu’à l’oubli ma droite soit livrée. Que ma langue s’attache à mon palais si je ne me souviens plus de toi, si je ne fais de Jérusalem la première de mes joies. Souviens-toi, Seigneur, des fils d’Édom, qui disaient au Jour de Jérusalem : « Détruisez, détruisez-la jusqu’aux assises ! » Fille de Babylone, misérable, bienheureux qui te revaudra les maux que tu nous valus. Bienheureux celui qui saisira tes petits enfants, et les brisera contre la Pierre.

Évangile du Fils prodigue

(Lc XV,11-32)

En ce temps-là, Jésus fit cette parabole : « Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : “Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir”. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d’un des habitants du pays, qui l’envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait bien voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Étant rentré en lui-même, il se dit : combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : “Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes mercenaires”. Et il se leva, et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit : “Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils”. Mais le père dit à ses serviteurs : “Apportez vite la plus belle robe, et l’en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé”. Et ils commencèrent à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu’il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c’était. Ce serviteur lui dit : “Ton frère est de retour, et, parce qu’il l’a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras”. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d’entrer. Mais il répondit à son père : “Voici, il y a tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c’est pour lui que tu as tué le veau gras !” “Mon enfant, lui dit le père, tu es toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi ; mais il fallait bien s’égayer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu’il est revenu à la vie, parce qu’il était perdu et qu’il est retrouvé”. »

Homélie prononcée par père Boris à la crypte le 23 février 2003

Au Nom du Père et du Fils et du Saint Esprit,

L’Église nous prépare à entrer dans ce temps béni du Saint Carême et nous instruit par des paraboles. D’année en année, nous réentendons ces paraboles et nous les réapprenons. Pour nous, elles ont toujours un sens nouveau, nous les découvrons comme si c’était la première fois.

Dimanche dernier, nous avons entendu la parabole du Publicain et du Pharisien, aujourd’hui c’est la parabole du Fils Prodigue.

Il y a des analogies entre les deux paraboles et aussi des différences.

Une des analogies c’est l’orgueil, le sentiment de la justice, le contentement de soi du pharisien d’une part, et du fils aîné d’autre part, lui qui a toujours accompli la volonté de son père. Tous deux ont le cœur dur. Le pharisien s’exalte au point de mépriser tous les autres hommes et, en particulier, le publicain qui se tient là en retrait. Quant au frère aîné, il n’a pas de compassion pour son frère dévoyé, il ne ressent pas la joie de le retrouver à la maison paternelle et refuse de participer au repas de fête.

Une autre analogie c’est l’humilité. Le publicain n’ose pas lever les yeux vers le ciel et ne peut que prononcer la prière « Mon Dieu, aie pitié de moi pécheur ». Cette parabole nous ramène ainsi aux origines de la prière de Jésus « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur ». Quant au fils prodigue, tenaillé par la faim, il revient, mais il ne se sent pas digne d’être accueilli autrement que comme un des serviteurs. Voilà pour les analogies.

Une différence est que le publicain est un homme pécheur, mais c’est un homme pécheur dans lequel l’Esprit Saint œuvre pour éveiller en lui un début de conscience et de repentance. Ceci nous rappelle que nous ne devons jamais, au grand jamais, désespérer de qui que ce soit. Dans notre vie, nous ne devons mépriser personne autour de nous, car nous ne savons pas ce qui se passe dans le cœur intime de chacun de ceux que nous estimons au plus bas, comme le publicain, les prostituées, les voleurs, les brigands… Tandis que celui-là est un pécheur, le fils prodigue était un enfant de la maison, il était fils – comme aujourd’hui Dimitri qui a été baptisé est fils, fils de Dieu, et nous sommes tous enfants de Dieu. Et là est précisément le problème, car un enfant, tout aimé qu’il soit, tout gâté qu’il soit par l’abondance de l’amour et la richesse matérielle de la famille peut s’en éloigner. Il peut se révolter et partir, comme le dit la parabole aujourd’hui « il s’en alla en une terre lointaine ». Cette terre lointaine est un symbole de l’état de péché qui est un éloignement infini de Dieu. Mais, quel que soit cet éloignement, il n’est jamais un obstacle définitif pour la grâce de Dieu. L’Esprit Saint œuvre, Il œuvre non pas seulement en ceux qui sont loin depuis toujours, mais aussi en ceux qui se sont éloignés par l’usage de leur propre liberté ou par les choix du fond de leur cœur. Et c’est poussé par la faim que le fils prend le chemin du retour.

Ainsi celui-ci revient vers la maison paternelle, il est dignement accueilli, il reçoit une robe blanche, une robe de fête – comme aujourd’hui Dimitri a reçu une robe blanche –, le veau gras est immolé et il participe au festin – comme aujourd’hui Dimitri participera au banquet eucharistique.

Voilà donc pour les analogies et les différences. Mais à présent, nous pouvons nous interroger : « Ne fallait-il pas que le fils aîné montre de la compassion ? » ou bien encore « Ne fallait-il pas que, lui aussi, parte, non pas pour quitter la maison paternelle, mais pour se mettre à la recherche de son plus jeune frère ? ».

Or, le fils aîné n’a rien fait de tel. Par conséquent, en soulignant ce que le frère aîné a omis, cette parabole ne nous suggère-t-elle pas une autre réalité ? Celle d’un autre Fils aîné qui, Lui, s’en est allé au loin chercher celui qui était égaré et le ramener dans la maison du Père. Ainsi, par contraste et presque par contradiction, cette parabole nous suggère l’action du Christ qui a aimé Sa créature et qui n’a pas supporté de la voir s’en aller au loin dans la déchéance et dans la perdition. Cette lecture de la parabole nous est d’ailleurs confirmée par une parole du père qui m’a toujours frappé. Lorsque le fils aîné refuse d’entrer dans la maison, le père lui dit « Mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. ». Nous retrouvons ces mêmes paroles dans l’évangile selon saint Jean lorsque le Seigneur Jésus, le Fils Unique, parle de son Père : « Tout ce qui est à mon Père est à Moi et tout ce qui est à Moi est au Père. »

Ces simples mots du père « Tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. » ne nous suggèrent-t-ils pas justement cet autre mystère qui est caché et que Jésus ne dévoilait pas encore, parce que le temps n’était pas encore venu d’en révéler la plénitude ? Il fallait en effet que Jésus s’en aille en terre lointaine, qu’Il soit bafoué par l’humanité, qu’Il soit mis en croix et que, ensuite, s’élevant vers le Père, soit élucidé le sens de cette parole « Et Moi, quand J’aurai été élevé de la terre, J’attirerai tous les hommes à Moi » . C’est ainsi que le Seigneur attire la brebis perdue, l’enfant dévoyé. C’est toute l’humanité, dans sa totalité, dans son ensemble qui est cet enfant perdu. C’est toute l’humanité, dans l’unité du genre humain qui est ce fils égaré, parti au loin, et que Jésus part rechercher, qu’Il retrouve et qu’Il ramène à la maison du Père. Quelle vision extraordinaire de salut et d’amour de Dieu nous révèle cette parabole !

Et je ne peux conclure sans vous rappeler ce moment qui ne cesse de me bouleverser : Après s’être levé pour aller vers son père, le fils prit le chemin du retour. Alors qu’il était encore loin, son père qui guettait son retour, le vit. C’est ému de compassion que le père courut se jeter à son cou et le baisa. Le père n’attendit pas fièrement, orgueilleusement, que le fils vienne se prosterner, il n’attendit pas comme un dû que son fils dise toutes ses phrases de repentance pour le recevoir comme un simple serviteur, mais au contraire il courut lui-même à sa rencontre. Et nous pouvons dire aussi que le Père céleste court à notre rencontre, Il est impatient de la conversion et du retour de chacun de nous. Cette impatience est une impatience d’amour parce que le cœur du Père, comme le cœur du Fils, est un cœur de feu, c’est un cœur d’amour qui brûle d’amour pour nous tous et pour chacun de nous sans exception.

Je pense que c’est tout cela que veut dire cette parabole. Puissions-nous nous en inspirer ! Puissions-nous être véritablement le fils prodigue qui, de tout son être, retourne vers la maison du Père. Soyons accueillis dans les bras éternels !

Amen.

Note

[1] Père Alexandre Schmemann, Spiritualité orientale n°13, Bellefontaine