Série - Transfiguration et exaltation de la Croix

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mardi 6 août 2013

Transfiguration de Notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus-Christ

ODT

Transfiguration - Théophane le Grec

Lecture de la seconde épître de Pierre

2P I,10-19

Frères, appliquez-vous à affermir votre vocation et votre élection ; car, en faisant cela, vous ne tomberez jamais. C’est ainsi, en effet, que l’entrée dans le royaume éternel de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ vous sera pleinement accordée. Voilà pourquoi je prendrai soin de vous rappeler ces choses, bien que vous les sachiez et que vous soyez affermis dans la vérité présente. Et je regarde comme un devoir, aussi longtemps que je suis dans l’enveloppe de ce corps, de vous tenir en éveil par des avertissements, car je sais que je la quitterai subitement, ainsi que notre Seigneur Jésus Christ me l’a fait connaître. Mais j’aurai soin qu’après mon départ vous puissiez toujours vous souvenir de ces choses. Ce n’est pas, en effet, en suivant des fables habilement conçues, que nous vous avons fait connaître la puissance et l’avènement de notre Seigneur Jésus Christ, mais c’est comme ayant vu sa majesté de nos propres yeux. Car il a reçu de Dieu le Père honneur et gloire, quand la gloire magnifique lui fit entendre une voix qui disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection. » Et nous avons entendu cette voix venant du ciel, lorsque nous étions avec lui sur la sainte montagne. Et nous tenons pour d’autant plus certaine la parole prophétique, à laquelle vous faites bien de prêter attention, comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour vienne à paraître et que l’étoile du matin se lève dans vos cours.

Lecture de l’Évangile selon Saint Matthieu

Mt XVII,1-9

Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques, et Jean, son frère, et il les conduisit à l’écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux ; son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici, Moïse et Élie leur apparurent, s’entretenant avec lui. Pierre, prenant la parole, dit à Jésus : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je dresserai ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » Comme il parlait encore, une nuée lumineuse les couvrit. Et voici, une voix fit entendre de la nuée ces paroles : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection : écoutez-le ! » Lorsqu’ils entendirent cette voix, les disciples tombèrent la face contre terre, saisis d’une grande frayeur. Mais Jésus, s’approchant, les toucha, et dit : « Levez-vous, n’ayez pas peur ! » Ils levèrent les yeux, et ne virent que Jésus seul. Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez à personne de cette vision, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts. »

La Transfiguration et L’Exaltation de la Croix

Par le père Cyrille Argenti

Cet événement est sans doute l’un des plus marquants de tout le Nouveau Testament. Il ne semble pas cependant que ce soit un événement pour Jésus. Au contraire, ce qu’Il est, Il le montre, Il le fait voir pendant quelques instants à ses apôtres, dans la mesure où ils peuvent le supporter. Il n’avait pas besoin d’être transfiguré pour être Celui qu’Il est. C’est la Personne du Fils qui manifeste sa nature.

Une double manifestation

Lors de la Transfiguration, nous assistons à une double manifestation. D’une part on voit qui est Jésus. Il manifeste alors qu’Il est la Personne même du Fils de Dieu : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. » C’est donc la lumière de Dieu qui éclate à travers la chair de l’homme et qui rend son visage plus lumineux que le soleil, ses vêtements plus blancs que la neige. Il manifeste qui Il est.

D’autre part – et cela me paraît capital pour nous – Il manifeste la destinée finale de tout homme, car s’Il manifeste Dieu en Lui, c’est pour que, nous qui sommes hommes, nous puissions être transfigurés en nous unissant à Lui par cette même lumière. Sa Transfiguration indique le destin profond de la nature humaine, appelée à être transfigurée par cette lumière qui est celle du Saint Esprit. On entend d’ailleurs la voix du Père, on voit la Personne du Fils et la lumière de l’Esprit. C’est finalement là l’essentiel de la révélation de l’Évangile qui apparaît, comme lors du Baptême de Jésus.

La présence d’Élie et de Moïse souligne bien que les prophètes, comme aussi les martyrs et tous ceux qui sont morts en Christ ensuite, sont bel et bien des vivants. Moïse et Élie sont bel et bien vivants et présents. Il s’agit des deux grands témoins de l’Ancienne Alliance. Moïse est celui qui avait vu cette même lumière dans le Buisson ardent. Il semble dire : « Voici cette même lumière incréée de Dieu, manifestée dans le Buisson ardent, qui se montre maintenant. » Et Élie, qui avait entendu Dieu passer dans un murmure, est là aussi, comme témoin, pour affirmer : « Voici bien Celui qui était passé dans un murmure. » Tous deux sont là pour authentifier l’accomplissement de ce qu’ils avaient vu, montrer la permanence.

La lumière incréée

Quelle est cette lumière qui émane de Jésus ? Au XIVe siècle, les moines de l’Athos disaient voir cette lumière du Thabor. Les scholastiques leur ont reproché de vivre dans l’illusion, citant la phrase de saint Jean : « Nul n’a jamais vu Dieu. »[1] Ils ne pouvaient donc pas voir la lumière de Dieu, car alors, ils n’auraient pas été vivants. Saint Grégoire Palamas leur répondit : « Il faut distinguer entre l’Être de Dieu qui est totalement inaccessible et le rayonnement de sa grâce, par lequel Il nous fait participer à la nature divine [selon la phrase de saint Pierre[2]]. » La lumière, ici, n’est pas une lumière créée, comme le soleil, mais incréée. C’est le rayonnement même de Dieu qui fait participer Pierre, Jacques et Jean à la nature de Dieu, ils sont en quelque sorte enveloppés par cette lumière qui vient de Dieu. C’est cette même lumière incréée que Moïse avait vue dans le Buisson ardent, que les moines de l’Athos ont vue et que, paraît-il, ils continuent à voir de nos jours. C’est le fait que la grâce n’est pas un effet créé dans l’homme, comme le disaient les scholastiques, mais le rayonnement même de la divinité, qui permet aux hommes, dès ce monde, de participer à la nature de Dieu. Le destin de l’homme est de participer à ce rayonnement divin, d’être à son tour transfiguré comme l’a été le Christ.

Aux environs de l’an mil, saint Syméon le Nouveau Théologien a vu cette même lumière et, au XIXe siècle, Séraphim de Sarov, en pleine neige, l’a vue également et l’a montrée à son disciple, Motovilov.

L’union du divin et de l’humain

La question qui se pose à présent est la suivante : quelle est pour nous la raison d’être de la Transfiguration du Christ ? Pourquoi nous montre-t-Il la lumière de sa divinité, à nous qui sommes hommes comme Lui ? Qu’attend-Il de nous ? Dans quelle mesure cet événement peut-il nous aider à découvrir le destin de l’homme et le but de la vie humaine ?

En Jésus Christ, toute l’humanité, qu’Il a assumée dans sa totalité, est éclairée, transformée, transfigurée par cette lumière de Dieu en Lui. Cela fait penser aux lampions du 14 juillet : il y a de jolis dessins sur le papier, qui n’apparaissent dans toute leur beauté que si la lumière intérieure, la bougie, est allumée. Cette bougie allumée, cette présence de la Personne divine qui a pris sur elle la totalité de notre nature humaine, nous transforme complètement, nous éclaire, nous rend notre beauté originelle, pour que chacun d’entre nous puisse être transformé de la même façon.

Je cite la fameuse phrase de saint Athanase : « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu. » La Transfiguration du Christ manifeste l’union intime de l’humanité avec la divinité, du fait que Dieu a assumé cette humanité. Il l’a assumée pour que nous, unis à Lui, puissions à notre tour participer à cette divinité. Donc cette Transfiguration est pour nous ! Cette contemplation va éclairer et nourrir notre lutte quotidienne.

Lorsque, le dimanche matin, nous recevons la Parole de Dieu et ce que nous appelons le « charbon ardent » de la communion eucharistique (par allusion au charbon ardent que l’ange dépose sur les lèvres du prophète Isaïe), nous sommes embrasés par notre union avec le Christ qui est parole et pain. Il faut alors que cette lumière perdure et rayonne pendant la semaine, dans toute notre conduite. La difficulté est là, de chérir la Présence reçue ! Il y a, dans la vie de tant de chrétiens, une coupure entre la vie de la semaine et la liturgie du dimanche. Au lieu que la communion devienne le foyer qui rayonne sur la semaine, ce n’est qu’un moment de recueillement, de « vie spirituelle », au lieu d’être le moment où l’on reçoit ce que l’on va porter au monde !

La nuit de Pâques, lorsque l’église est dans l’obscurité totale, à minuit, le cierge pascal est tendu par le célébrant qui chante : « Recevez la lumière. » Alors, tous les fidèles allument leurs bougies à cette lumière de la Résurrection, puis ils tentent, quand ils quittent l’église, de ramener leur bougie allumée chez eux pour que cette lumière de la Résurrection, cette lumière du Saint Esprit, ils l’amènent ensuite dans leur foyer et dans leur vie. …

Notes

[1] Jn 1, 18

[2] 2 P 1, 4

mercredi 7 août 2013

La Transfiguration, voie de l'unité (1)

ODT

Par le père Cyrille Argenti

C’est à travers la Transfiguration du Seigneur que Celui-ci nous découvre le but ultime de la vie, tant personnelle que communautaire. Quel chemin plus réaliste et plus vrai pour l’unité des chrétiens que de se mettre d’accord sur le but ultime de la vie, sur notre raison de vivre en ce monde et sur le destin de l’homme tel que le Seigneur Lui-même nous le manifeste par sa Transfiguration ?

La lumière du Sinaï

Pour cerner le mystère de la Transfiguration du Christ, il convient tout d’abord d’évoquer le grand précédent de l’Ancien Testament qui a préparé l’événement. Les Pères de l’Église, en particulier saint Grégoire Palamas, au XIVe siècle, qui fut le grand prédicateur de la Transfiguration, ont toujours fait un rapprochement intime entre la lumière de la Transfiguration, la lumière du Thabor, et celle du Sinaï, lorsque Moïse a cette extraordinaire vision où lui est révélé le nom innommable de Dieu, le fameux tétragramme hébreu que l’on traduit tant bien que mal par « Je suis qui Je suis, Celui qui est », en grec o on, que l’on voit sur les icônes. Cette révélation fut donnée alors que Moïse voyait le buisson qui brûlait sans se consumer. Il ne s’agissait pas d’un feu ordinaire, d’une lumière créée, comme celle du soleil, car celle-là se serait consumée avec le buisson. Il s’agissait donc nécessairement du rayonnement de la gloire de Celui qui parlait à Moïse, d’une lumière incréée manifestant l’intervention de Dieu dans l’histoire des hommes, double intervention s’adressant à la fois à l’ouïe, par la parole, et à la vue, par l’éclat de la gloire.

Dieu assume notre nature humaine

C’est apparemment cette même gloire, cette même lumière, ce même rayonnement divin que le Christ fera voir à Pierre, Jacques et Jean sur le mont Thabor. En manifestant sa gloire divine éclatant de l’intérieur de sa nature humaine, le Christ manifeste clairement qu’Il est. Cette gloire qui habite et qui repose en Lui, qu’Il manifeste vers le dehors, ce rayonnement du Saint Esprit montre qu’Il est l’Un de la sainte Trinité, le Verbe éternel ayant assumé totalement notre pauvre nature humaine. C’est ce que le Credo s’efforcera de résumer dans le texte que nous récitons chaque dimanche à la divine liturgie. Il est le Verbe incarné, « né du Père avant tous les siècles, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré, non créé, consubstantiel au Père et par qui tout a été fait ». Mais ce Dieu unique, semblable au Père, prend sur Lui la totalité de la nature humaine pour la transformer, la transfigurer, la pénétrer de sa divinité, pour la déifier, c’est là le mot-clef de notre étude. En assumant la nature humaine, le Verbe de Dieu l’unit à nouveau, la réunit à sa Personne divine, par conséquent la remet en contact naturel avec Dieu.

Dans le jardin d’Éden, Adam et Ève conversaient librement avec Dieu, la communication se faisait d’une façon toute simple et toute familière entre le Créateur et la créature à son image. Puis vous connaissez la suite… Par le péché, l’homme s’est coupé de la source de vie, coupé de son Créateur, en voulant s’affirmer lui-même comme une réalité autonome pouvant subsister sans son Créateur. L’image de Dieu en l’homme est alors devenue une triste caricature de Dieu. Cependant, le Créateur n’a pas abandonné sa créature, mais Il est venu restaurer l’image en réimprimant le modèle sur l’empreinte.

Dans l’épître aux Hébreux, il est dit que le Fils est l’empreinte de la substance du Père[1]. Il est le modèle selon lequel Dieu a créé l’homme et, par l’Incarnation, le modèle est réimprimé sur l’image estompée, la rétablissant du même coup. Parce qu’Il est le modèle selon lequel l’homme avait été créé, Dieu peut se faire homme sans cesser d’être Dieu. Il ne perd rien de Lui-même en devenant image parfaite de Lui-même, Il reste Lui-même, mais comme nous le chantons le dimanche de l’Orthodoxie, Il restaure l’homme dans son antique beauté.

C’est cela, l’événement de la Transfiguration : Dieu qui assume notre nature humaine, qui, le jour de son baptême, l’a immergée et lavée dans les eaux, qui, le jour de la Transfiguration, la transfigure par la lumière du Saint Esprit, qui va la suivre dans la tombe et dans la mort pour vaincre la mort et, mourant comme les hommes, ressusciter, relever cette nature humaine mortelle en la rendant immortelle. Enfin, Il va la faire monter dans le Royaume de Dieu, le jour de l’Ascension, où Il remonte auprès de son Père avec sa nature humaine. C’est la fin de tout le processus commencé le jour de l’Annonciation, lorsqu’Il sanctifie un sein virginal et qu’Il commence la recréation de l’homme en étant conçu du Saint Esprit dans le sein de la Vierge. L’aboutissement sera la montée de cette nature humaine vers le Royaume de Dieu.

La déification

Cependant, tout ce que le Verbe divin a réalisé en Lui-même, il faut que l’homme se l’approprie pour que le but de Dieu soit atteint. Dieu ne s’est pas fait homme pour nous émerveiller, mais pour nous restaurer dans notre antique beauté. Il s’est fait homme pour que nous puissions « participer à la nature divine », nous dit saint Pierre[2]. C’est ce que les Pères appellent de ce mot un peu fort, qui parfois choque, de déification. Dieu s’est fait homme pour que l’homme participe à la nature de Dieu. C’est là le but ultime de la vie humaine et c’est autour de cette finalité et de toute l’économie du salut que les chrétiens peuvent et doivent s’unir. Dans la mesure où, ensemble, nous réalisons le dessein de Dieu, en faisant participer notre propre personne – par la grâce du Saint Esprit – et toute la communauté chrétienne, et, au-delà, l’humanité entière pour laquelle le Christ s’est fait homme, à la nature divine, alors le dessein de Dieu se réalise.

Si les orthodoxes fêtent le 15 août avec tant d’éclat, c’est que le destin ultime de l’homme n’a pas été seulement accompli par le Dieu fait homme, mais aussi par un être humain déifié le premier – pour citer une phrase de Vladimir Lossky. La Vierge Marie est la première à avoir accompli en elle-même le dessein ultime de Dieu pour tout homme. Nous sommes tous appelés à accomplir le même chemin et à atteindre à la même Transfiguration, à la même déification qui conduisit la Mère de Dieu auprès de son fils.

Nous ne pouvons donc plus nous satisfaire d’un christianisme au rabais. À une époque où, souvent, la foi a flanché, la tentation du prédicateur et du chrétien, par une sorte de timidité, est de ne pas oser annoncer l’Évangile dans toute sa force, de réduire la vie en Christ à un moralisme : « Faites le bien, obéissez aux commandements et vous serez sauvés ». C’est d’ailleurs ce que le Christ dit au jeune homme riche et celui-ci lui répond : « J’ai fait cela depuis ma jeunesse ». C’est ce qui est demandé à tout bon juif et tout bon musulman : d’obéir aux commandements, de mener une bonne vie, d’accueillir l’étranger, le malade, le prisonnier comme le Christ, pour que Lui aussi nous accueille dans son Royaume. Ce passage de la parabole du Jugement dernier (Matthieu 17) s’applique finalement à un bon juif et un bon musulman autant qu’à un bon chrétien. Mais à nous, il nous est demandé plus, à celui auquel il a été beaucoup donné, il sera beaucoup demandé. « Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. »[3] On parle peu de cela dans nos prédications. Un chrétien est celui qui a revêtu le Christ, en sorte qu’en le voyant on devrait voir le Christ en lui. Nous avons revêtu le Christ, « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi », « Ma vie est cachée avec le Christ », dit saint Paul, « Quand le Christ, ma vie, se manifestera, alors ma vraie vie sera manifestée »[4]. Le Christ Lui-même nous dit : « Soyez unis, vous en Moi et Moi en vous » et encore « Vous êtes les sarments, Je suis le cep. »[5] Cela traverse tout le Nouveau Testament.

Il ne s’agit pas d’une simple imitation du Christ, mais d’une vie en Christ. C’est tout simplement l’Évangile. Cela s’adresse à tout baptisé. Nous devons viser haut, notre but est de participer à la nature divine, de vivre en Christ, pas simplement d’obéir aux commandements.

De l’image à la ressemblance divine

Comment parvenir à cela ? Deux textes de saint Paul sont frappants pour répondre à cette question, l’un se trouve dans la deuxième épître aux Corinthiens, l’autre dans l’épître aux Éphésiens. Voilà le premier texte : « Car le Seigneur est Esprit et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image, de gloire en gloire, par le Seigneur qui est Esprit »[6]. Quelle plus belle définition de la vie chrétienne pourrait-on donner : être transformé, transfiguré de gloire en gloire en l’image parfaite de Dieu qui est le Fils, être finalement transformé en Christ ! Je me servirai d’un mot fort qui est le terme « christifié » : voilà le but de la vie chrétienne. Ce n’est pas du grand mysticisme, mais cela s’adresse à chaque chrétien. Chacun le réalisera plus ou moins bien, mais c’est là son espérance.

Dans l’épître aux Éphésiens, saint Paul dit quelque chose de semblable : « Afin de mettre les saints en état d’accomplir le ministère pour bâtir le corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude »[7]. Nous devons donc transformer par la puissance du Saint Esprit l’image de Dieu en nous en une ressemblance toujours plus grande. Dans le texte de la Genèse, il est dit que Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance. Les Pères disent que l’image est ce qui est donné, la ressemblance ce qu’il reste à faire. Il ne suffit pas d’être à l’image de Dieu, il faut que l’image devienne toujours plus ressemblante et c’est le but de la vie humaine, que l’image de Dieu en nous ressemble de mieux en mieux à son divin modèle. Cela se fait par l’œuvre de l’Esprit en nous. Nous dépassons là largement le cadre de la morale et du moralisme. …

Notes

[1] Cf. Hb 1, 3 

[2] 2 P 1, 4 

[3] Ga 3, 27

[4] Cf. Ga 2, 19-20 

[5] Cf. Jn 15

[6] 2 Cor 3, 17-18 

[7] Éph 4, 12-13 

jeudi 8 août 2013

La Transfiguration, voie de l'unité (2)

ODT

Par le père Cyrille Argenti

La vie eucharistique

Nous ne pouvons concevoir tout cela en dehors du mystère eucharistique. Il convient de bien souligner le lien intime et indissoluble entre la vie chrétienne et la vie eucharistique. Si on les sépare, on aboutit soit à une effroyable hypocrisie ritualiste – celui qui fait semblant de vivre la vie eucharistique et qui le reste de la semaine agit comme n’importe qui – soit inversement, on se donne corps et âme dans des activités caritatives en oubliant de se conformer, au sens fort du mot, au Christ.

L’utopie communiste était là : il y a eu, en ses débuts, une poussée messianique, il s’agissait de réaliser le Royaume de Dieu sur terre, un Royaume de Dieu sans Dieu, donc une utopie. C’est souvent la tentation des chrétiens : « On va changer le monde, on va réaliser le Royaume de Dieu sur la terre en retroussant nos manches ». Il est évident qu’un chrétien qui ne témoigne pas de sa foi et de son Christ par sa conduite sociale est un hypocrite et un menteur. Mais le but ultime n’est pas de changer le monde, c’est de témoigner du Christ dans le monde par la sincérité de notre conduite. Ce monde passera, le but ultime est de hâter la venue du Royaume. Cette soif eschatologique est le moteur profond de la vie chrétienne, l’attente du Royaume : « Que ton règne vienne », l’attente du deuxième avènement.

Nous vivons tout cela intensément, d’une façon préfigurée, dans le mystère eucharistique. On ne peut envisager la vie en Christ, la transfiguration de la nature humaine par l’Esprit Saint, la déification de l’homme, en dehors de la réalité eucharistique. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, Je vis en lui et lui en Moi. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment un breuvage. »[1] Il y a là une union charnelle, de corps à corps, entre le Christ et ses membres. Nous devenons membres du même corps par la communion eucharistique. Voilà la source de la transfiguration de l’homme, de sa déification : par la communion, nous entrons dans le corps du Christ. « Vous êtes le corps du Christ, vous êtes le temple du Saint Esprit. »

Avant de communier, nous disons : « Tu es le charbon ardent qui brûles les indignes ». Le charbon ardent est une allusion au charbon que l’ange posa sur les lèvres d’Isaïe avec une pincette. Nous sommes du charbon et, par la communion, ce charbon est embrasé, il ne cesse pas d’être charbon, mais il devient feu. Le corps humain est alors transformé, transfiguré en feu divin. Dieu s’est uni à l’homme pour embraser notre pauvre nature humaine par le feu de sa divinité.

Cela, le plus humble des chrétiens le vit plus intimement dans la communion que le plus grand des théologiens. C’est à la portée de tout fidèle, non seulement cette transfiguration de l’homme, mais de la société et du monde. N’oublions pas que, dans la liturgie eucharistique, nous apportons, nous offrons. Dans l’Église ancienne, il ne venait pas à l’idée d’un chrétien de venir un dimanche sans avoir apporté son offrande de pain et de vin. Il apporte le monde, la création, pour l’exposer au rayonnement de l’Esprit de Dieu. Dans nos paroisses nos « petites vieilles » viennent toujours à la liturgie avec leur pain et leur vin, ainsi que leurs dyptiques. Avec le pain et le vin, les fidèles s’offrent eux-mêmes ainsi que tout ceux auxquels ils pensent, décédés et vivants. Tout cela est ensuite offert par le célébrant à Dieu lorsqu’il invoque le Père pour qu’Il envoie son Esprit Saint « sur nous et sur ces dons » et qu’Il change le pain et le vin en corps et sang du Christ, afin que tous ceux qui y communient reçoivent la sobriété de l’âme, le pardon des péchés, la communion du Saint Esprit, la plénitude du Royaume de Dieu.

La liturgie eucharistique est donc le lieu où le monde devient Royaume, où toute la création est offerte à Dieu pour devenir le corps cosmique du Christ, pour que le Christ soit tout en tout et soumette tout à son Père. Cette dimension cosmique de la divine liturgie fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une piété individuelle, d’une transformation individuelle du fidèle, mais d’une présentation de tout l’univers à Dieu pour que son règne vienne.

Saint Théodore le Studite disait, en exagérant peut-être un peu, que l’on ne devrait jamais communier sans larmes. Judas a communié, seulement nous disons : « Que nous ne communions pas pour notre condamnation ». Saint Paul, dans l’épître aux Corinthiens, affirme : « S’il y a tellement de malades, c’est parce qu’ils communient légèrement »[2]. Judas a communié en condamnation.

La grande difficulté consiste à distinguer ce qui se fait sous une impulsion de l’Esprit de ce qui se fait par laxisme ou laisser-aller. Nous avons, par exemple, une règle selon laquelle il convient d’être à jeun pour communier, mais il arrive qu’un fidèle qui a pris son petit déjeuner le matin se sente un désir ardent de communier. Pour ma part, je ne lui refuserai pas la communion, si vraiment il est poussé par l’Esprit. Ce n’est pas du laisser-aller. En revanche, si en communiant je remarque que quelqu’un sent fort la cigarette, je lui dirai après la liturgie : « Tu devrais le matin, avant de communier, t’abstenir de fumer ». C’est difficile parce que l’on communie facilement, comme dit saint Paul, sans discerner le corps et le sang du Christ.

Revenons au point de départ : l’unité des chrétiens. Pourquoi, au cours de la liturgie, récitons-nous toujours le Credo, avant de célébrer l’anaphore ? Ce qui déprécierait la communion eucharistique, c’est qu’après avoir communié ensemble, nous continuions à être séparés. Qu’est-ce que c’est que ces chrétiens qui ne sont pas différents, mais séparés, qui, après avoir communié, disent : « Nous ne faisons pas partie de la même Église » ? Ce n’est donc pas une communion, ils n’étaient pas vraiment unis. La communion n’est pas un moyen de l’unité. Je dirais que c’est la seule chose qui, dans l’Église, n’a pas été gâchée. Ne déprécions pas la liturgie. Ne prenons pas de cas particuliers, car c’est alors autre chose. Mais l’on ne peut dire que la communion est ouverte aux chrétiens de toutes confessions, sous peine de n’avoir qu’une unité factice qui n’en sera pas une. Où s’arrêtera-t-on ? Notre règle générale est que la communion suppose l’unité de la foi ; maintenant, au-delà du laisser-aller, laissons l’Esprit faire ce qu’Il voudra. Pour nous, orthodoxes, communier dans une église catholique serait adhérer à la totalité de la foi romaine. Cela signifie que nous acceptons la doctrine de l’infaillibilité papale, or nous ne l’acceptons pas, donc nous ne pouvons communier là en conscience. Communier signifie communier avec tout ce que croit l’Église en question, communier avec saint Jean Chrysostome, saint Basile, avec tous les Pères, dans la même foi qu’eux. Si je ne suis pas d’accord avec la prédestination de Calvin, comment puis-je communier dans une Église calviniste ? La communion est exigeante et totale.

En revanche, je n’aurais pas hésité, dans un camp de concentration, à donner la communion à tous les chrétiens présents, catholiques, protestants, orthodoxes ; mais l’on ne peut établir de règles à partir de situations particulières. Je me suis trouvé dans un hôpital où je donnais la communion à un orthodoxe - dans l’hôpital anti-cancéreux de Marseille - et la voisine de lit catholique a demandé à communier. J’ai dit : « Mais, vous savez, il y a un aumônier catholique ». « Non, j’aimerais communier maintenant », a-t-elle répondu. Je me suis dit que le Christ n’aurait pas refusé la communion à quelqu’un qui se mourait d’un cancer et je lui ai donné la communion. Cependant, à partir d’un cas exceptionnel, je ne vais pas établir une règle.

Il faut faire le parcours des disciples d’Emmaüs qui ont écouté la Parole et leurs cœurs brûlaient avant de s’asseoir à table avec le Christ et de Le reconnaître. Il y a là un cheminement. Je crois que nous nous trouvons actuellement, concernant les relations œcuméniques, au stade de la communion de la Parole et que nous devons cheminer avec les disciples d’Emmaüs un peu de temps encore avant d’arriver au calice commun. Le mot cheminer est important. Il est essentiel d’envisager la liturgie eucharistique comme un tout, une plénitude où la confession de foi, la réconciliation fraternelle, la communion au corps et au sang du Christ, forme une plénitude que l’on ne peut fragmenter.

Partager la Parole de Dieu

On a souvent sur l’unité chrétienne des vues difficiles : « Les hiérarchies n’ont qu’à se mettre d’accord. Qu’est-ce qu’ils attendent ? » Cela est une attitude irresponsable, car l’Église est un tout. Si les fidèles ne prennent pas la peine d’étudier ensemble la Parole de Dieu, comment voulez-vous que les chrétiens soient unis en Christ ? Les hiérarques, même s’ils ont de la bonne volonté (ils l’ont parfois, mais pas toujours), si leurs peuples ne lisent pas la Parole de Dieu, mais qu’en eux les préjugés sociologiques et nationaux prennent le dessus, que voulez-vous qu’ils fassent ? Lorsqu’en Irlande du nord, en Serbie ou en Croatie, protestants et catholiques, ou catholiques et orthodoxes se battent à coups de fusils et de baïonnettes, même si les évêques sont de bonne volonté, ils n’ont pas la tâche facile. Il convient que nous tous, les fidèles, nous nous penchions sur la Parole de Dieu pour établir cet accord profond.

La plupart d’entre vous ont participé à des études bibliques multi-confessionnelles. Il est extrêmement enrichissant que quelques protestants, catholiques et orthodoxes étudient ensemble un texte biblique et échangent leurs idées et leurs impressions. C’est là que l’unité se forge, par la transformation, la transfiguration du cœur, parce que la Parole de Dieu écoutée à travers la bouche de l’autre est comme la pluie (je cite Isaïe) qui arrose la terre et ne revient à son Créateur que lorsqu’elle a porté ses fruits. La Parole de Dieu nous change, elle nous unit. Attendre que l’unité des chrétiens se fasse par un coup de baguette magique, alors que les chrétiens eux-mêmes ne partagent pas la Parole de Dieu, c’est de la pure utopie.

Je pense que les petites études bibliques, où chacun entend la Parole de Dieu à travers la bouche d’un autre, sont très bénéfiques. Elles peuvent et doivent s’organiser là où c’est possible. Je sais qu’il est difficile d’obtenir la régularité des gens, on se retrouve souvent à quatre ou cinq, mais cela ne fait rien. On prend un texte choisi à l’avance, on lit le texte, puis chacun parle très librement et dit ce que le texte lui évoque, ce qu’il en comprend, ce qui le frappe. Chacun commente ainsi à sa façon, ce qui est enrichissant car le texte biblique a une multitude de facettes.

Même sans étude biblique, lire à titre personnel l’Écriture Sainte est essentiel. Parler d’œcuménisme lorsque l’on ne lit pas la Bible ne me semble pas très sincère. De même pour l’approfondissement de l’eucharistie. Dans nos Églises respectives, on peut approfondir ce mystère à la fois par les textes du Nouveau Testament (je pense en particulière à Jn 6), mais aussi par les prières qui précèdent la communion, chez les orthodoxes, qui donnent le sens du mystère de même que les textes eucharistiques eux-mêmes. On voit bien là que la Tradition de l’Église est bien plus qu’une simple commémoration, le but en est vraiment la transfiguration de la communauté.

En outre, il s’agit aussi de se pencher pour boire aux sources de la Tradition. Le Christ a confié sa Parole à ses disciples, Il ne leur a pas confié un livre. La Bible n’est pas le Coran, elle n’est pas tombée du ciel. Comme disait un professeur de la faculté protestante de Strasbourg, n’oublions pas que le canon du Nouveau Testament - c’est-à-dire la liste des livres qui le constituent - a été établi au IIe et IIIe siècle par une Église qui avait déjà des évêques. Le Nouveau Testament s’est regroupé petit à petit, mais la Parole de Dieu a d’abord été vécue et non simplement lue. Il est différent de lire - dans l’Évangile de Luc, de Matthieu ou de Marc - le récit de l’institution de la Cène et de le vivre dans une célébration de la divine liturgie. Lorsque nous le vivons, les mots du texte prennent un autre sens. L’Écriture Sainte est le critère objectif qui nous évite la fantaisie et les divagations individuelles, mais la Parole de Dieu doit être vécue. C’est le Saint Esprit qui la rend vivante dans la façon concrète de prier, d’agir et de vivre. Cela constitue une sorte de chaîne par laquelle l’enseignement apostolique arrive jusqu’à nous et qui éclaire l’Écriture Sainte, qui lui donne son relief, qui en fait un texte vécu intensément par l’Église de siècle en siècle. La Parole de Dieu est donc une Parole vivante. Les Pères de l’Église citent l’Écriture à chaque ligne. C’est la Parole de Dieu vécue de génération en génération.

Il faut bien dire que l’unité des chrétiens ne peut se réaliser sans travail. Lorsque des chrétiens de bonne foi travaillent ensemble pendant assez longtemps sur un sujet donné, ils finissent toujours par se mettre d’accord. La vérité triomphe toujours. Lorsque l’on travaille ensemble, en prenant la peine de réfléchir pendant plusieurs années sur un texte donné, on tombe d’accord, parce que la vérité s’impose. Voilà le chemin de l’unité, c’est une recherche patiente où l’on s’incline devant une vérité qui s’impose. Les événements historiques s’imposent souvent d’eux-mêmes.

Par ailleurs, réaliser notre unité intérieure est l’œuvre de toute une vie : qu’il n’y ait pas de zones d’ombre, de zones réservées dans notre vie. Il est évident que l’unité chrétienne suppose cette unité intérieure. Cela rend la tâche difficile.

La lumière thaborique a été entrevue à toutes les générations. Des phrases stupéfiantes de saint Syméon le nouveau théologien, aux environs de l’an mil, nous montrent qu’il a la révélation de cette lumière incréée. Saint Grégoire Palamas prend la défense des moines de l’Athos, qui voient cette même lumière. Il affirme que l’énergie divine vient jusqu’à nous, que ce n’est pas une lumière créée mais incréée, c’est un acte divin qui par conséquent rend possible – et c’est cela le point fondamental – la communication entre Dieu et l’homme. Nous retrouvons une vision semblable dans l’étonnant dialogue de saint Séraphim de Sarov avec son disciple Motovilov. Au milieu des neiges russes, le disciple voit le visage de Séraphim tout rayonnant de la lumière du Saint Esprit.

Ces cas exceptionnels des grands mystiques nous sont donnés pour que nous sachions que chacun de nous, dans le Royaume de Dieu, aura cette vision du Christ transfiguré par la lumière du Saint Esprit. C’est cela, le destin ultime de l’homme. Nous pouvons et nous devons espérer atteindre le Christ. Cette phrase de saint Ignace d’Antioche est très belle. Quand il va au martyre, accompagné de ceux qu’il appelle ses neuf tigres, ses gardiens qui l’entraînent d’Antioche vers Rome, où il va être livré aux bêtes, il écrit aux chrétiens de Rome : « Je vous en supplie, n’intervenez pas auprès des autorités pour m’empêcher d’atteindre le Christ. Je vais enfin atteindre le Christ ! » Le verbe grec employé est celui que l’on utilise pour désigner une flèche voulant atteindre sa cible. Le but de la vie humaine, qui doit faire l’unité des chrétiens, c’est d’atteindre le Christ, de voir enfin – comme nous disons dans l’office des défunt – la beauté de sa face et la lumière de son visage. Voilà, me semble-t-il, la voie de l’unité chrétienne. …

Notes

[1] Cf. Jn 6, 54-56

[2] Cf. 1 Cor 11, 30 

samedi 14 septembre 2013

La fête de l'élévation de la sainte Croix

ODT

Exaltation de la Croix Par le père Cyrille Argenti

Il convient de rappeler tout d’abord l’origine de la célébration de la fête de la sainte Croix. On venait de retrouver, à Jérusalem, à l’époque de l’empereur Héraclée, la très sainte Croix sur laquelle le Christ avait été crucifié. Sainte Hélène, la mère de Constantin, l’avait déjà découverte une première fois. Lors de sa redécouverte, le patriarche de Constantinople, Serge, venu à Jérusalem, présenta la Croix au peuple dans le temple de la Résurrection. Tout le peuple tomba alors à genoux en s’écriant : « Seigneur, aie pitié ! Seigneur aie pitié ! » Depuis lors, chaque année, le 14 septembre, on élève la Croix dans l’église et le peuple, de même, se prosterne en criant : « Seigneur, aie pitié ! »

Le serpent d’airain

Le dimanche qui précède la sainte Croix, on lit le passage de l’Évangile de saint Jean au chapitre 3, verset 13 à 17. Saint Jean évoque un événement raconté dans l’Exode, où est préfiguré le mystère de l’élévation de la Croix. Les Juifs, ayant traversé la mer Rouge et marché longuement à travers le désert, s’étaient découragés et murmuraient contre Moïse, disant : « N’aurait-il pas mieux valu que nous restions en Égypte où, au moins, nous avions à manger, plutôt que de périr dans le désert ? » Dieu envoya alors la plaie des serpents : de toutes les pierres du désert jaillissaient des serpents vénéneux qui mordaient le peuple ingrat, oublieux des bienfaits de Dieu, du miracle du passage de la mer Rouge, oublieux de sa libération de la terre de servitude et se décourageant, désespérant de son sauveur. Dieu dit alors à Moïse : « Fabrique un serpent en airain, mets-le sur un bois et élève le bois. Quiconque regardera le serpent en airain sera sauvé de la morsure des serpents. » Moïse fit ce que Dieu lui disait : il fabriqua le serpent en airain, il le mit sur un bois, il l’éleva dans le désert et le peuple regarda le serpent en airain avec foi, criant : « Seigneur, aie pitié ! » Tous ceux qui firent ainsi furent sauvés de la morsure des serpents[1].

Ces serpents représentent les hommes faisant le mal, trahissant Dieu, les hommes ressemblant à l’antique serpent qui fit chuter Adam et Ève, tandis que le serpent en airain préfigure Celui qui prit la ressemblance des serpents, Celui qui se fit homme pour sauver les hommes semblables à des serpents. Lui n’était pas un serpent, il était en airain, en métal pur : Dieu fait homme élevé sur le bois de la Croix. Tous ceux qui regardent ce Sauveur avec foi sont sauvés de la morsure des serpents, sont sauvés du mal.

Saint Jean voit à juste titre dans cet événement de l’Ancienne Alliance la préfiguration du mystère de la Croix. C’est pourquoi il nous dit : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l’homme soit élevé », élevé sur la Croix, « afin que quiconque croit en Lui ait la vie éternelle ». Oui, tout homme qui regarde vers la Croix, vers le Sauveur en Croix, avec foi, reçoit la Vie Éternelle car il est sauvé de la mort. C’est là tout le mystère de la Croix, signe de l’amour de Dieu, de ce Dieu qui a « tant aimé le monde qu’Il lui a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point mais qu’il ait la vie éternelle »[2]. C’est sur la Croix que le Dieu fait homme manifeste son amour pour les hommes, donnant sa vie pour que les hommes ne meurent point, les sauvant de la mort par sa propre mort !

La Croix, symbole de l’amour de Dieu

L’empereur Constantin, avant de livrer bataille, vit dans le ciel la Croix du Seigneur avec cette inscription : « Par ce signe, tu vaincras ». Faisant confiance à la Croix du Seigneur, il triompha de son ennemi, symbole de l’ennemi qui est le démon, dont nous triomphons lorsque nous contemplons le signe de l’amour de Dieu. Car c’est là, sur la Croix, que l’amour se manifesta plus fort que la haine, lorsque Jésus s’écria : « Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font »[3]. Par cet amour répondant à la haine, le démon fut vaincu et la Croix du Seigneur triompha du mal. La Croix, où par sa mort le Christ a vaincu la mort, préfigure la Résurrection du Christ. C’est là, lorsque le Christ meurt, que la mort est vaincue, car le Christ ressuscitera, et Il meurt comme nous pour que nous ressuscitions comme Lui.

Aux matines de la fête de l’élévation de la sainte Croix du Seigneur, nous écoutons l’Évangile de Jean : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à Moi. »[4]. Comment le Christ nous attire-t-Il ? Par son amour, parce qu’Il nous a tant aimés qu’Il a donné sa vie pour notre vie. Comment aimer plus quelqu’un qu’en donnant sa vie pour lui ? Rends-toi compte que le Seigneur Jésus a donné sa vie pour toi, pour moi ! Car coupés de Dieu, séparés de Lui par le mal que nous avons fait, nous allions vers la mort, nous étions tous des morts en sursis, sans autre perspective de vie que la mort. Quelle absurdité de ne vivre que pour mourir ! Alors le Dieu qui nous a créés pour la vie est venu nous donner sa vie sur la Croix pour que nous vivions éternellement. Écoutons-Le qui nous dit : « Celui qui aime sa vie la perdra ». Oui, celui qui s’accroche à la vie de ce monde et à toutes ses vanités mourra, mais celui qui perd sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle. Ayons soif de la seule vraie vie, celle qui jaillit de la Croix et de la Résurrection du Christ.

Mourir au monde

Saint Paul, dans l’épître aux Galates qui précède la fête de l’élévation de la sainte Croix, nous dit : « En ce qui me concerne, loin de moi la pensée de me glorifier d’autre chose que de la Croix de notre Seigneur Jésus Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde. »[5] Vénérer la Croix, c’est être crucifié au monde, c’est-à-dire que le monde, les désirs de ce monde, les vanités, les cupidités, les ambitions de ce monde doivent être mortes pour nous et ne plus compter. « Le monde est crucifié pour moi. » Les passions de ce monde ne m’intéressent plus car moi aussi je dois être mort pour le monde. Si je considère le monde mort pour moi, le monde aussi doit me considérer mort pour lui. Le monde ne peut plus compter sur moi pour être complice de ses passions et de ses actions. Oui, mes amis, séparons-nous du désir et des cupidités de ce monde. À quoi bon porter des croix autour de notre cou si nous ne mourons pas aux hommes ? Est-ce un bijou, la croix, ce signe de torture qui manifeste l’amour de Dieu torturé pour que nous ayons la vie ? Être séparé de Dieu source de vie, c’est la mort, être uni au Christ crucifié et ressuscité, c’est la vie !

Le Seigneur meurt sur la Croix, ensevelissant le vieil homme, mourant avec la vie du péché et voilà que va jaillir du tombeau du Christ une vie nouvelle, une nouvelle Création. À quel monde allons-nous appartenir, au monde de la mort ou de la nouvelle création qui jaillit de la tombe ? En contemplant la Croix du Christ, unissons-nous à cette nouvelle création, passons, nous aussi, de la mort à la vie, d’un monde de mort, d’un monde d’orgueil, de cupidité, d’un monde de jungle et de guerre à un monde d’amour, de paix et de vie éternelle. Renonçons au vieux monde qui pourrit et entrons dans le monde nouveau du Christ ressuscité pour vivre éternellement avec le Christ crucifié et ressuscité !

La veille de la fête de la célébration, nous lisons le livre de l’Exode (Ex 22, 22-27). Le peuple de Dieu arrive devant une eau amère, un lieu appelé amertume, Mara en hébreu. Cette amertume symbolise le monde du péché, de l’angoisse, de la peur, le monde du remord, de la méchanceté. Le peuple a soif et ne peut boire car l’eau est amère. Moïse crie alors vers le Seigneur qui lui montre un morceau de bois - le bois de la Croix. Moïse ayant jeté ce bois dans l’eau, elle s’adoucit. La Croix du Christ transforme l’amertume de la vie en douceur, l’angoisse en paix.

Constatant l’amertume de la vie du péché, de la vie de mort, invoquons le Christ en Croix : unissons-nous au Crucifié Ressuscité pour qu’Il change l’amertume de la vie de péché en douceur et paix de la vie en Christ. Unissons-nous à la vraie vie. Contemplons avec amour le Christ en Croix, afin qu’Il transforme nos angoisses, nos peurs, nos amertumes en une eau douce, en paix, en joie de la présence du Ressuscité. Oui, Seigneur, nous vénérons ta Croix et nous nous prosternons devant ta sainte Résurrection : sauve-nous, Seigneur crucifié sur la Croix et ressuscité des morts, donne-nous ta vie, la vie éternelle, que Tu nous as offerte par ton amour, sur ta Croix !

Notes

[1] Nb 21, 4-9 

[2] Jn 3, 16

[3] Lc 23, 34 

[4] Cf. Jn 13, 25-36 

[5] Cf. Ga 6, 11-18