Par le père Cyrille Argenti

La vie eucharistique

Nous ne pouvons concevoir tout cela en dehors du mystère eucharistique. Il convient de bien souligner le lien intime et indissoluble entre la vie chrétienne et la vie eucharistique. Si on les sépare, on aboutit soit à une effroyable hypocrisie ritualiste – celui qui fait semblant de vivre la vie eucharistique et qui le reste de la semaine agit comme n’importe qui – soit inversement, on se donne corps et âme dans des activités caritatives en oubliant de se conformer, au sens fort du mot, au Christ.

L’utopie communiste était là : il y a eu, en ses débuts, une poussée messianique, il s’agissait de réaliser le Royaume de Dieu sur terre, un Royaume de Dieu sans Dieu, donc une utopie. C’est souvent la tentation des chrétiens : « On va changer le monde, on va réaliser le Royaume de Dieu sur la terre en retroussant nos manches ». Il est évident qu’un chrétien qui ne témoigne pas de sa foi et de son Christ par sa conduite sociale est un hypocrite et un menteur. Mais le but ultime n’est pas de changer le monde, c’est de témoigner du Christ dans le monde par la sincérité de notre conduite. Ce monde passera, le but ultime est de hâter la venue du Royaume. Cette soif eschatologique est le moteur profond de la vie chrétienne, l’attente du Royaume : « Que ton règne vienne », l’attente du deuxième avènement.

Nous vivons tout cela intensément, d’une façon préfigurée, dans le mystère eucharistique. On ne peut envisager la vie en Christ, la transfiguration de la nature humaine par l’Esprit Saint, la déification de l’homme, en dehors de la réalité eucharistique. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, Je vis en lui et lui en Moi. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment un breuvage. »[1] Il y a là une union charnelle, de corps à corps, entre le Christ et ses membres. Nous devenons membres du même corps par la communion eucharistique. Voilà la source de la transfiguration de l’homme, de sa déification : par la communion, nous entrons dans le corps du Christ. « Vous êtes le corps du Christ, vous êtes le temple du Saint Esprit. »

Avant de communier, nous disons : « Tu es le charbon ardent qui brûles les indignes ». Le charbon ardent est une allusion au charbon que l’ange posa sur les lèvres d’Isaïe avec une pincette. Nous sommes du charbon et, par la communion, ce charbon est embrasé, il ne cesse pas d’être charbon, mais il devient feu. Le corps humain est alors transformé, transfiguré en feu divin. Dieu s’est uni à l’homme pour embraser notre pauvre nature humaine par le feu de sa divinité.

Cela, le plus humble des chrétiens le vit plus intimement dans la communion que le plus grand des théologiens. C’est à la portée de tout fidèle, non seulement cette transfiguration de l’homme, mais de la société et du monde. N’oublions pas que, dans la liturgie eucharistique, nous apportons, nous offrons. Dans l’Église ancienne, il ne venait pas à l’idée d’un chrétien de venir un dimanche sans avoir apporté son offrande de pain et de vin. Il apporte le monde, la création, pour l’exposer au rayonnement de l’Esprit de Dieu. Dans nos paroisses nos « petites vieilles » viennent toujours à la liturgie avec leur pain et leur vin, ainsi que leurs dyptiques. Avec le pain et le vin, les fidèles s’offrent eux-mêmes ainsi que tout ceux auxquels ils pensent, décédés et vivants. Tout cela est ensuite offert par le célébrant à Dieu lorsqu’il invoque le Père pour qu’Il envoie son Esprit Saint « sur nous et sur ces dons » et qu’Il change le pain et le vin en corps et sang du Christ, afin que tous ceux qui y communient reçoivent la sobriété de l’âme, le pardon des péchés, la communion du Saint Esprit, la plénitude du Royaume de Dieu.

La liturgie eucharistique est donc le lieu où le monde devient Royaume, où toute la création est offerte à Dieu pour devenir le corps cosmique du Christ, pour que le Christ soit tout en tout et soumette tout à son Père. Cette dimension cosmique de la divine liturgie fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une piété individuelle, d’une transformation individuelle du fidèle, mais d’une présentation de tout l’univers à Dieu pour que son règne vienne.

Saint Théodore le Studite disait, en exagérant peut-être un peu, que l’on ne devrait jamais communier sans larmes. Judas a communié, seulement nous disons : « Que nous ne communions pas pour notre condamnation ». Saint Paul, dans l’épître aux Corinthiens, affirme : « S’il y a tellement de malades, c’est parce qu’ils communient légèrement »[2]. Judas a communié en condamnation.

La grande difficulté consiste à distinguer ce qui se fait sous une impulsion de l’Esprit de ce qui se fait par laxisme ou laisser-aller. Nous avons, par exemple, une règle selon laquelle il convient d’être à jeun pour communier, mais il arrive qu’un fidèle qui a pris son petit déjeuner le matin se sente un désir ardent de communier. Pour ma part, je ne lui refuserai pas la communion, si vraiment il est poussé par l’Esprit. Ce n’est pas du laisser-aller. En revanche, si en communiant je remarque que quelqu’un sent fort la cigarette, je lui dirai après la liturgie : « Tu devrais le matin, avant de communier, t’abstenir de fumer ». C’est difficile parce que l’on communie facilement, comme dit saint Paul, sans discerner le corps et le sang du Christ.

Revenons au point de départ : l’unité des chrétiens. Pourquoi, au cours de la liturgie, récitons-nous toujours le Credo, avant de célébrer l’anaphore ? Ce qui déprécierait la communion eucharistique, c’est qu’après avoir communié ensemble, nous continuions à être séparés. Qu’est-ce que c’est que ces chrétiens qui ne sont pas différents, mais séparés, qui, après avoir communié, disent : « Nous ne faisons pas partie de la même Église » ? Ce n’est donc pas une communion, ils n’étaient pas vraiment unis. La communion n’est pas un moyen de l’unité. Je dirais que c’est la seule chose qui, dans l’Église, n’a pas été gâchée. Ne déprécions pas la liturgie. Ne prenons pas de cas particuliers, car c’est alors autre chose. Mais l’on ne peut dire que la communion est ouverte aux chrétiens de toutes confessions, sous peine de n’avoir qu’une unité factice qui n’en sera pas une. Où s’arrêtera-t-on ? Notre règle générale est que la communion suppose l’unité de la foi ; maintenant, au-delà du laisser-aller, laissons l’Esprit faire ce qu’Il voudra. Pour nous, orthodoxes, communier dans une église catholique serait adhérer à la totalité de la foi romaine. Cela signifie que nous acceptons la doctrine de l’infaillibilité papale, or nous ne l’acceptons pas, donc nous ne pouvons communier là en conscience. Communier signifie communier avec tout ce que croit l’Église en question, communier avec saint Jean Chrysostome, saint Basile, avec tous les Pères, dans la même foi qu’eux. Si je ne suis pas d’accord avec la prédestination de Calvin, comment puis-je communier dans une Église calviniste ? La communion est exigeante et totale.

En revanche, je n’aurais pas hésité, dans un camp de concentration, à donner la communion à tous les chrétiens présents, catholiques, protestants, orthodoxes ; mais l’on ne peut établir de règles à partir de situations particulières. Je me suis trouvé dans un hôpital où je donnais la communion à un orthodoxe - dans l’hôpital anti-cancéreux de Marseille - et la voisine de lit catholique a demandé à communier. J’ai dit : « Mais, vous savez, il y a un aumônier catholique ». « Non, j’aimerais communier maintenant », a-t-elle répondu. Je me suis dit que le Christ n’aurait pas refusé la communion à quelqu’un qui se mourait d’un cancer et je lui ai donné la communion. Cependant, à partir d’un cas exceptionnel, je ne vais pas établir une règle.

Il faut faire le parcours des disciples d’Emmaüs qui ont écouté la Parole et leurs cœurs brûlaient avant de s’asseoir à table avec le Christ et de Le reconnaître. Il y a là un cheminement. Je crois que nous nous trouvons actuellement, concernant les relations œcuméniques, au stade de la communion de la Parole et que nous devons cheminer avec les disciples d’Emmaüs un peu de temps encore avant d’arriver au calice commun. Le mot cheminer est important. Il est essentiel d’envisager la liturgie eucharistique comme un tout, une plénitude où la confession de foi, la réconciliation fraternelle, la communion au corps et au sang du Christ, forme une plénitude que l’on ne peut fragmenter.

Partager la Parole de Dieu

On a souvent sur l’unité chrétienne des vues difficiles : « Les hiérarchies n’ont qu’à se mettre d’accord. Qu’est-ce qu’ils attendent ? » Cela est une attitude irresponsable, car l’Église est un tout. Si les fidèles ne prennent pas la peine d’étudier ensemble la Parole de Dieu, comment voulez-vous que les chrétiens soient unis en Christ ? Les hiérarques, même s’ils ont de la bonne volonté (ils l’ont parfois, mais pas toujours), si leurs peuples ne lisent pas la Parole de Dieu, mais qu’en eux les préjugés sociologiques et nationaux prennent le dessus, que voulez-vous qu’ils fassent ? Lorsqu’en Irlande du nord, en Serbie ou en Croatie, protestants et catholiques, ou catholiques et orthodoxes se battent à coups de fusils et de baïonnettes, même si les évêques sont de bonne volonté, ils n’ont pas la tâche facile. Il convient que nous tous, les fidèles, nous nous penchions sur la Parole de Dieu pour établir cet accord profond.

La plupart d’entre vous ont participé à des études bibliques multi-confessionnelles. Il est extrêmement enrichissant que quelques protestants, catholiques et orthodoxes étudient ensemble un texte biblique et échangent leurs idées et leurs impressions. C’est là que l’unité se forge, par la transformation, la transfiguration du cœur, parce que la Parole de Dieu écoutée à travers la bouche de l’autre est comme la pluie (je cite Isaïe) qui arrose la terre et ne revient à son Créateur que lorsqu’elle a porté ses fruits. La Parole de Dieu nous change, elle nous unit. Attendre que l’unité des chrétiens se fasse par un coup de baguette magique, alors que les chrétiens eux-mêmes ne partagent pas la Parole de Dieu, c’est de la pure utopie.

Je pense que les petites études bibliques, où chacun entend la Parole de Dieu à travers la bouche d’un autre, sont très bénéfiques. Elles peuvent et doivent s’organiser là où c’est possible. Je sais qu’il est difficile d’obtenir la régularité des gens, on se retrouve souvent à quatre ou cinq, mais cela ne fait rien. On prend un texte choisi à l’avance, on lit le texte, puis chacun parle très librement et dit ce que le texte lui évoque, ce qu’il en comprend, ce qui le frappe. Chacun commente ainsi à sa façon, ce qui est enrichissant car le texte biblique a une multitude de facettes.

Même sans étude biblique, lire à titre personnel l’Écriture Sainte est essentiel. Parler d’œcuménisme lorsque l’on ne lit pas la Bible ne me semble pas très sincère. De même pour l’approfondissement de l’eucharistie. Dans nos Églises respectives, on peut approfondir ce mystère à la fois par les textes du Nouveau Testament (je pense en particulière à Jn 6), mais aussi par les prières qui précèdent la communion, chez les orthodoxes, qui donnent le sens du mystère de même que les textes eucharistiques eux-mêmes. On voit bien là que la Tradition de l’Église est bien plus qu’une simple commémoration, le but en est vraiment la transfiguration de la communauté.

En outre, il s’agit aussi de se pencher pour boire aux sources de la Tradition. Le Christ a confié sa Parole à ses disciples, Il ne leur a pas confié un livre. La Bible n’est pas le Coran, elle n’est pas tombée du ciel. Comme disait un professeur de la faculté protestante de Strasbourg, n’oublions pas que le canon du Nouveau Testament - c’est-à-dire la liste des livres qui le constituent - a été établi au IIe et IIIe siècle par une Église qui avait déjà des évêques. Le Nouveau Testament s’est regroupé petit à petit, mais la Parole de Dieu a d’abord été vécue et non simplement lue. Il est différent de lire - dans l’Évangile de Luc, de Matthieu ou de Marc - le récit de l’institution de la Cène et de le vivre dans une célébration de la divine liturgie. Lorsque nous le vivons, les mots du texte prennent un autre sens. L’Écriture Sainte est le critère objectif qui nous évite la fantaisie et les divagations individuelles, mais la Parole de Dieu doit être vécue. C’est le Saint Esprit qui la rend vivante dans la façon concrète de prier, d’agir et de vivre. Cela constitue une sorte de chaîne par laquelle l’enseignement apostolique arrive jusqu’à nous et qui éclaire l’Écriture Sainte, qui lui donne son relief, qui en fait un texte vécu intensément par l’Église de siècle en siècle. La Parole de Dieu est donc une Parole vivante. Les Pères de l’Église citent l’Écriture à chaque ligne. C’est la Parole de Dieu vécue de génération en génération.

Il faut bien dire que l’unité des chrétiens ne peut se réaliser sans travail. Lorsque des chrétiens de bonne foi travaillent ensemble pendant assez longtemps sur un sujet donné, ils finissent toujours par se mettre d’accord. La vérité triomphe toujours. Lorsque l’on travaille ensemble, en prenant la peine de réfléchir pendant plusieurs années sur un texte donné, on tombe d’accord, parce que la vérité s’impose. Voilà le chemin de l’unité, c’est une recherche patiente où l’on s’incline devant une vérité qui s’impose. Les événements historiques s’imposent souvent d’eux-mêmes.

Par ailleurs, réaliser notre unité intérieure est l’œuvre de toute une vie : qu’il n’y ait pas de zones d’ombre, de zones réservées dans notre vie. Il est évident que l’unité chrétienne suppose cette unité intérieure. Cela rend la tâche difficile.

La lumière thaborique a été entrevue à toutes les générations. Des phrases stupéfiantes de saint Syméon le nouveau théologien, aux environs de l’an mil, nous montrent qu’il a la révélation de cette lumière incréée. Saint Grégoire Palamas prend la défense des moines de l’Athos, qui voient cette même lumière. Il affirme que l’énergie divine vient jusqu’à nous, que ce n’est pas une lumière créée mais incréée, c’est un acte divin qui par conséquent rend possible – et c’est cela le point fondamental – la communication entre Dieu et l’homme. Nous retrouvons une vision semblable dans l’étonnant dialogue de saint Séraphim de Sarov avec son disciple Motovilov. Au milieu des neiges russes, le disciple voit le visage de Séraphim tout rayonnant de la lumière du Saint Esprit.

Ces cas exceptionnels des grands mystiques nous sont donnés pour que nous sachions que chacun de nous, dans le Royaume de Dieu, aura cette vision du Christ transfiguré par la lumière du Saint Esprit. C’est cela, le destin ultime de l’homme. Nous pouvons et nous devons espérer atteindre le Christ. Cette phrase de saint Ignace d’Antioche est très belle. Quand il va au martyre, accompagné de ceux qu’il appelle ses neuf tigres, ses gardiens qui l’entraînent d’Antioche vers Rome, où il va être livré aux bêtes, il écrit aux chrétiens de Rome : « Je vous en supplie, n’intervenez pas auprès des autorités pour m’empêcher d’atteindre le Christ. Je vais enfin atteindre le Christ ! » Le verbe grec employé est celui que l’on utilise pour désigner une flèche voulant atteindre sa cible. Le but de la vie humaine, qui doit faire l’unité des chrétiens, c’est d’atteindre le Christ, de voir enfin – comme nous disons dans l’office des défunt – la beauté de sa face et la lumière de son visage. Voilà, me semble-t-il, la voie de l’unité chrétienne. …

Notes

[1] Cf. Jn 6, 54-56

[2] Cf. 1 Cor 11, 30