Par le père Cyrille Argenti

C’est à travers la Transfiguration du Seigneur que Celui-ci nous découvre le but ultime de la vie, tant personnelle que communautaire. Quel chemin plus réaliste et plus vrai pour l’unité des chrétiens que de se mettre d’accord sur le but ultime de la vie, sur notre raison de vivre en ce monde et sur le destin de l’homme tel que le Seigneur Lui-même nous le manifeste par sa Transfiguration ?

La lumière du Sinaï

Pour cerner le mystère de la Transfiguration du Christ, il convient tout d’abord d’évoquer le grand précédent de l’Ancien Testament qui a préparé l’événement. Les Pères de l’Église, en particulier saint Grégoire Palamas, au XIVe siècle, qui fut le grand prédicateur de la Transfiguration, ont toujours fait un rapprochement intime entre la lumière de la Transfiguration, la lumière du Thabor, et celle du Sinaï, lorsque Moïse a cette extraordinaire vision où lui est révélé le nom innommable de Dieu, le fameux tétragramme hébreu que l’on traduit tant bien que mal par « Je suis qui Je suis, Celui qui est », en grec o on, que l’on voit sur les icônes. Cette révélation fut donnée alors que Moïse voyait le buisson qui brûlait sans se consumer. Il ne s’agissait pas d’un feu ordinaire, d’une lumière créée, comme celle du soleil, car celle-là se serait consumée avec le buisson. Il s’agissait donc nécessairement du rayonnement de la gloire de Celui qui parlait à Moïse, d’une lumière incréée manifestant l’intervention de Dieu dans l’histoire des hommes, double intervention s’adressant à la fois à l’ouïe, par la parole, et à la vue, par l’éclat de la gloire.

Dieu assume notre nature humaine

C’est apparemment cette même gloire, cette même lumière, ce même rayonnement divin que le Christ fera voir à Pierre, Jacques et Jean sur le mont Thabor. En manifestant sa gloire divine éclatant de l’intérieur de sa nature humaine, le Christ manifeste clairement qu’Il est. Cette gloire qui habite et qui repose en Lui, qu’Il manifeste vers le dehors, ce rayonnement du Saint Esprit montre qu’Il est l’Un de la sainte Trinité, le Verbe éternel ayant assumé totalement notre pauvre nature humaine. C’est ce que le Credo s’efforcera de résumer dans le texte que nous récitons chaque dimanche à la divine liturgie. Il est le Verbe incarné, « né du Père avant tous les siècles, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré, non créé, consubstantiel au Père et par qui tout a été fait ». Mais ce Dieu unique, semblable au Père, prend sur Lui la totalité de la nature humaine pour la transformer, la transfigurer, la pénétrer de sa divinité, pour la déifier, c’est là le mot-clef de notre étude. En assumant la nature humaine, le Verbe de Dieu l’unit à nouveau, la réunit à sa Personne divine, par conséquent la remet en contact naturel avec Dieu.

Dans le jardin d’Éden, Adam et Ève conversaient librement avec Dieu, la communication se faisait d’une façon toute simple et toute familière entre le Créateur et la créature à son image. Puis vous connaissez la suite… Par le péché, l’homme s’est coupé de la source de vie, coupé de son Créateur, en voulant s’affirmer lui-même comme une réalité autonome pouvant subsister sans son Créateur. L’image de Dieu en l’homme est alors devenue une triste caricature de Dieu. Cependant, le Créateur n’a pas abandonné sa créature, mais Il est venu restaurer l’image en réimprimant le modèle sur l’empreinte.

Dans l’épître aux Hébreux, il est dit que le Fils est l’empreinte de la substance du Père[1]. Il est le modèle selon lequel Dieu a créé l’homme et, par l’Incarnation, le modèle est réimprimé sur l’image estompée, la rétablissant du même coup. Parce qu’Il est le modèle selon lequel l’homme avait été créé, Dieu peut se faire homme sans cesser d’être Dieu. Il ne perd rien de Lui-même en devenant image parfaite de Lui-même, Il reste Lui-même, mais comme nous le chantons le dimanche de l’Orthodoxie, Il restaure l’homme dans son antique beauté.

C’est cela, l’événement de la Transfiguration : Dieu qui assume notre nature humaine, qui, le jour de son baptême, l’a immergée et lavée dans les eaux, qui, le jour de la Transfiguration, la transfigure par la lumière du Saint Esprit, qui va la suivre dans la tombe et dans la mort pour vaincre la mort et, mourant comme les hommes, ressusciter, relever cette nature humaine mortelle en la rendant immortelle. Enfin, Il va la faire monter dans le Royaume de Dieu, le jour de l’Ascension, où Il remonte auprès de son Père avec sa nature humaine. C’est la fin de tout le processus commencé le jour de l’Annonciation, lorsqu’Il sanctifie un sein virginal et qu’Il commence la recréation de l’homme en étant conçu du Saint Esprit dans le sein de la Vierge. L’aboutissement sera la montée de cette nature humaine vers le Royaume de Dieu.

La déification

Cependant, tout ce que le Verbe divin a réalisé en Lui-même, il faut que l’homme se l’approprie pour que le but de Dieu soit atteint. Dieu ne s’est pas fait homme pour nous émerveiller, mais pour nous restaurer dans notre antique beauté. Il s’est fait homme pour que nous puissions « participer à la nature divine », nous dit saint Pierre[2]. C’est ce que les Pères appellent de ce mot un peu fort, qui parfois choque, de déification. Dieu s’est fait homme pour que l’homme participe à la nature de Dieu. C’est là le but ultime de la vie humaine et c’est autour de cette finalité et de toute l’économie du salut que les chrétiens peuvent et doivent s’unir. Dans la mesure où, ensemble, nous réalisons le dessein de Dieu, en faisant participer notre propre personne – par la grâce du Saint Esprit – et toute la communauté chrétienne, et, au-delà, l’humanité entière pour laquelle le Christ s’est fait homme, à la nature divine, alors le dessein de Dieu se réalise.

Si les orthodoxes fêtent le 15 août avec tant d’éclat, c’est que le destin ultime de l’homme n’a pas été seulement accompli par le Dieu fait homme, mais aussi par un être humain déifié le premier – pour citer une phrase de Vladimir Lossky. La Vierge Marie est la première à avoir accompli en elle-même le dessein ultime de Dieu pour tout homme. Nous sommes tous appelés à accomplir le même chemin et à atteindre à la même Transfiguration, à la même déification qui conduisit la Mère de Dieu auprès de son fils.

Nous ne pouvons donc plus nous satisfaire d’un christianisme au rabais. À une époque où, souvent, la foi a flanché, la tentation du prédicateur et du chrétien, par une sorte de timidité, est de ne pas oser annoncer l’Évangile dans toute sa force, de réduire la vie en Christ à un moralisme : « Faites le bien, obéissez aux commandements et vous serez sauvés ». C’est d’ailleurs ce que le Christ dit au jeune homme riche et celui-ci lui répond : « J’ai fait cela depuis ma jeunesse ». C’est ce qui est demandé à tout bon juif et tout bon musulman : d’obéir aux commandements, de mener une bonne vie, d’accueillir l’étranger, le malade, le prisonnier comme le Christ, pour que Lui aussi nous accueille dans son Royaume. Ce passage de la parabole du Jugement dernier (Matthieu 17) s’applique finalement à un bon juif et un bon musulman autant qu’à un bon chrétien. Mais à nous, il nous est demandé plus, à celui auquel il a été beaucoup donné, il sera beaucoup demandé. « Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. »[3] On parle peu de cela dans nos prédications. Un chrétien est celui qui a revêtu le Christ, en sorte qu’en le voyant on devrait voir le Christ en lui. Nous avons revêtu le Christ, « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi », « Ma vie est cachée avec le Christ », dit saint Paul, « Quand le Christ, ma vie, se manifestera, alors ma vraie vie sera manifestée »[4]. Le Christ Lui-même nous dit : « Soyez unis, vous en Moi et Moi en vous » et encore « Vous êtes les sarments, Je suis le cep. »[5] Cela traverse tout le Nouveau Testament.

Il ne s’agit pas d’une simple imitation du Christ, mais d’une vie en Christ. C’est tout simplement l’Évangile. Cela s’adresse à tout baptisé. Nous devons viser haut, notre but est de participer à la nature divine, de vivre en Christ, pas simplement d’obéir aux commandements.

De l’image à la ressemblance divine

Comment parvenir à cela ? Deux textes de saint Paul sont frappants pour répondre à cette question, l’un se trouve dans la deuxième épître aux Corinthiens, l’autre dans l’épître aux Éphésiens. Voilà le premier texte : « Car le Seigneur est Esprit et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image, de gloire en gloire, par le Seigneur qui est Esprit »[6]. Quelle plus belle définition de la vie chrétienne pourrait-on donner : être transformé, transfiguré de gloire en gloire en l’image parfaite de Dieu qui est le Fils, être finalement transformé en Christ ! Je me servirai d’un mot fort qui est le terme « christifié » : voilà le but de la vie chrétienne. Ce n’est pas du grand mysticisme, mais cela s’adresse à chaque chrétien. Chacun le réalisera plus ou moins bien, mais c’est là son espérance.

Dans l’épître aux Éphésiens, saint Paul dit quelque chose de semblable : « Afin de mettre les saints en état d’accomplir le ministère pour bâtir le corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude »[7]. Nous devons donc transformer par la puissance du Saint Esprit l’image de Dieu en nous en une ressemblance toujours plus grande. Dans le texte de la Genèse, il est dit que Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance. Les Pères disent que l’image est ce qui est donné, la ressemblance ce qu’il reste à faire. Il ne suffit pas d’être à l’image de Dieu, il faut que l’image devienne toujours plus ressemblante et c’est le but de la vie humaine, que l’image de Dieu en nous ressemble de mieux en mieux à son divin modèle. Cela se fait par l’œuvre de l’Esprit en nous. Nous dépassons là largement le cadre de la morale et du moralisme. …

Notes

[1] Cf. Hb 1, 3 

[2] 2 P 1, 4 

[3] Ga 3, 27

[4] Cf. Ga 2, 19-20 

[5] Cf. Jn 15

[6] 2 Cor 3, 17-18 

[7] Éph 4, 12-13