L’esprit de tristesse – cinquième combat

Tristesse selon le monde et componction du cœur

À la tristesse selon le monde, qui, d’après Cassien, « est au cœur de l’homme ce que la teigne est au vêtement et le ver au bois » (cf Pr., 25, 20, selon les LXX), s’oppose la tristesse selon Dieu, ou « componction du cœur », qui doit devenir l’attitude intérieure habituelle du moine. Cette « tristesse aimée de Dieu » est la douleur intime et paisible de l’homme qui a une vive conscience de sa condition de pécheur, exilé du Paradis, mais qui sait aussi que le Seigneur accomplit en lui son œuvre de salut. À cause de cette miséricordieuse proximité de Dieu, chez le moine « la joie pénétrera les pleurs et transfigurera le visage, pourtant demeuré grave » (I. Hausherr).

La tristesse est parfois une suite de la colère ; elle peut venir aussi de ce que nous avons été frustrés d’un plaisir ou d’un gain dont nous avions conçu l’espérance et qui nous échappe. Parfois aussi, sans aucune cause proportionnée, notre subtil ennemi nous jette, par une impulsion soudaine, dans un si profond abattement qu’il nous est impossible de faire bon visage comme à l’ordinaire à ceux même de nos visiteurs qui nous sont les plus proches et les plus chers. Malgré le tact qu’ils y apportent, leur conversation nous importune et nous pèse, et nous n’avons pas une réponse aimable, car un fiel amer s’est répandu dans tous les replis de notre cœur (IX, 4).
Il est un autre genre de tristesse, plus détestable encore, qui inspire à l’âme pécheresse non l’amendement de ses mœurs et la correction de ses vices, mais un mortel désespoir (IX, 9).
Le seul cas où nous devons considérer la tristesse comme utile, est celui où elle naît soit du regret de nos fautes, soit du désir de la perfection, soit de la contemplation de la béatitude à venir. C’est d’elle que parle l’Apôtre « La tristesse selon Dieu produit un repentir salutaire et durable ; la tristesse du monde, elle, produit la mort »[1] (IX, 10).
Cette tristesse qui produit un repentir salutaire et durable est obéissante, affable, humble, douce, suave et patiente, parce que l’amour de Dieu en est la source. Elle nous porte sans relâche à embrasser toutes les souffrances du corps et â briser notre cœur, par désir de la perfection. Elle est en quelque aorte joyeuse, et l’espoir d’avancer dans la perfection la rend forte ; aussi conserve-t-elle toujours la douceur de l’affabilité et de la longanimité, et renferme-t-elle tous les fruits du Saint-Esprit qu’énumère l’Apôtre : « Le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi »[2].
L’autre tristesse est aigre, impatiente, dure, remplie d’amertume, d’un chagrin sans profit et d’un douloureux désespoir ; elle brise celui qu’elle étreint et lui enlève toute activité spirituelle et toute douleur salutaire. Car elle n’est pas raisonnable ; et non seulement elle rend nos prières inefficaces, mais elle anéantit encore tous les fruits spirituels dont nous avons parlé et qui viennent de la première (IX, 11).
Nous pourrons bannir de notre âme cette très dangereuse passion en occupant constamment notre esprit à de saintes méditations, et en lui donnant courage par l’espérance des biens à venir et la contemplation de la béatitude promise… La considération des biens futurs nous rendra toujours joyeux et inébranlables ; ni l’épreuve ne nous abattra, ni la prospérité ne nous élèvera, parce que nous les regarderons l’une et l’autre comme passagères et destinées à bientôt disparaître (IX, 13).

L’esprit d’acédie – sixième combat

Le démon de midi

L’acédie dont parlent les anciens auteurs spirituels ne correspond pas exactement à la paresse qui l’a remplacée dans la liste actuelle des péchés capitaux. C’est une lassitude spirituelle, un dégoût de la recherche de Dieu et des observances, qui s’empare du moine et le pousse à chercher des distractions, à entreprendre des voyages sous les meilleurs prétextes. Une occupation manuelle sera la sauvegarde contre ce mal, qui naît de l’oisiveté.

Notre sixième combat est contre le vice que les Grecs appellent acedia, ce que nous pourrions traduire par « dégoût » ou « anxiété du cœur ». Il est parent de la tristesse. Ce sont surtout les solitaires qui en ont l’expérience, car c’est à ceux qui demeurent dans le désert qu’il s’attaque avec le plus de violence et le plus fréquemment. C’est surtout vers le milieu du jour qu’il tourmente le moine, telle une fièvre réglée dont les accès reviennent périodiquement à des heures déterminées. Aussi beaucoup d’anciens lui ont-ils appliqué l’expression « démon de midi », que l’on trouve dans le Psaume 90 (X, 1).
Quand, pour son malheur, l’acédie a envahi l’âme d’un moine, elle lui donne de l’horreur pour le lieu qu’il habite, du dégoût pour sa cellule, du dédain et du mépris pour ses frères, qu’il juge tièdes et peu spirituels. Elle le rend sans entrain et sans courage pour le travail en cellule, incapable de rester chez soi et de s’adonner à la lecture.
Souvent il se plaint d’avoir fait si peu de progrès, depuis si longtemps qu’il est là. Il gémit et soupire : son âme demeurera stérile tant qu’il restera en pareille compagnie ! Il se désole d’être là à perdre inutilement son temps ; lui qui pourrait gouverner les autres et être utile à beaucoup, il n’a encore édifié personne, il n’a pu gagner aucune âme par sa doctrine et sa direction… il lui est impossible de faire son salut s’il reste là ; il lui faut quitter au plus tôt sa cellule, sinon il périra avec elle !…
Puis, quand le milieu du jour approche, la faim et la lassitude se font plus pesantes. Il se sent épuisé, comme après un long voyage, un travail excessif, ou un jeûne de deux ou trois jours. Anxieux, il surveille l’horizon, soupirant en vain après la venue d’un hôte. II sort, il rentre, il regarde à tout moment le soleil trop lent dans sa course. L’âme tourmentée et assombrie, il est incapable de toute activité spirituelle, livré au vide et à l’oisiveté. Point d’autre remède à cela, pense-t-il, que d’aller visiter un frère, ou de se consoler en dormant… Ne vaudrait-il pas mieux, d’ailleurs, aller se dépenser en œuvres de miséricorde, que de garder la cellule sans fruit et sans progrès ? (X, 2).

Le travail des mains

Instruits par l’Écriture, les Pères d’Égypte n’admettent pas que les moines, et surtout les jeunes, restent oisifs. Ils mesurent l’intensité de leur vie intérieure et leurs progrès dans la patience et l’humilité à leur application au travail. Non seulement ils ne souffrent pas de recevoir d’autrui ce qui est nécessaire à leur subsistance, mais ils nourrissent encore du fruit de leur travail les pèlerins et les frères de passage ; bien plus, ils rassemblent de grandes quantités de vivres et les dirigent soit vers les régions de la Lybie où règnent la sécheresse et la famine, soit vers les villes, pour ceux qui languissent dans la misère des cachots. Ils estiment offrir ainsi au Seigneur, du labeur de leurs mains, un sacrifice spirituel et véritable (X, 22).
Les moines d’Égypte citent cette sainte maxime qui vient des anciens Pères : «Le moine qui travaille n’a qu’un démon pour le tenter, mais une infinité d’esprits mauvais dévastent l’âme de l’oisif » (X, 23).

L’esprit de vaine gloire – septième combat

L’ancienne tradition monastique distingue la vaine gloire de l’orgueil : la première consiste à se complaire dans la louange et l’estime des hommes ; l’autre, à nous estimer meilleur que nos frères et à les mépriser, en nous attribuant le mérite de nos bonnes actions au lieu de le rapporter à Dieu. La vaine gloire est subtile, car elle se nourrit de ce qu’il y a en nous de meilleur, et même de ses propres défaites ; elle est dangereuse, car ce défaut de pureté d’intention peut corrompre toute la vie spirituelle.

Les autres vices sont simples et n’ont qu’un visage ; celui-ci est multiple, multiforme et varié ; il attaque sur tous les fronts, et, vaincu, revient à la charge de tous côtés (XI, 3)…
Si te démon n’a pu nous donner de la vanité par un vêtement élégant et propre, il s’efforcera de la faire naître par un habit sale, négligé et pauvre ; celui qu’il n’a pas vaincu par la gloire, il le fait se glorifier de son humilité ; celui qu’il n’a pu élever par la science et l’éloquence, il l’abat à propos de son silence. Si un moine jeûne en présence d’autrui, il est tenté d’en concevoir de la complaisance ; s’il cache son jeûne par mépris de la vaine gloire, le même vice en prend encore prétexte pour le frapper. Il évite de prolonger ses prières sous les yeux de ses frères pour échapper à la vaine gloire mais de les avoir récitées en secret et sans témoins devient à son tour une arme pour la vanité (XI, 4).
Les Pères ont très justement comparé ce vice à un oignon : chaque fois qu’on ôte une pelure, une autre apparaît, et on en retrouve autant qu’on en enlève (XI, 5).

L’esprit d’orgueil – le dernier combat

On sera peut-être surpris de voir Cassien, à la suite d’Evagre le Pontique, placer seulement au terme de son exposé sur les vices le combat contre l’orgueil. La perspective de saint Grégoire le Grand et des auteurs occidentaux sera inverse : pour eux, l’orgueil apparaît comme le premier des vices et la racine secrète de tous les autres, puisque tout péché implique que l’homme se préfère en quelque façon à Dieu. Néanmoins, il est exact que la tentation d’orgueil – s’estimer meilleur que les autres, et attribuer à son libre arbitre et non à la grâce le bien que l’on constate en soi – se présentera ouvertement surtout aux ascètes qui ont triomphé des vices plus grossiers et qui approchent des sommets. Aussi l’orgueil apparaît-il ici comme la source de tous les vices moins au plan de la psychologie individuelle qu’à celui de l’histoire collective des créatures libres : c’est par le double péché d’orgueil de Lucifer et d’Adam – qui étaient des « parfaits » – que le péché est entré dans le monde.

Notre huitième et dernier combat est contre l’esprit d’orgueil. Mais bien que cette maladie tienne le dernier rang dans la lutte contre les vices et soit placée à la fin de la liste, elle en est cependant la première dans l’ordre d’origine (XII, 1).
Pour comprendre quelle est la puissance de cette insupportable tyrannie, songeons que l’ange à qui sa splendeur et son éclat extraordinaires avaient valu le nom de Lucifer, « porte-lumière », n’a pas été précipité du ciel pour un autre vice que celui-ci. C’est pour avoir été blessé par les traits de l’orgueil que, de la société céleste et bienheureuse des anges, il est tombé en enfer…
En effet, tandis qu’il était revêtu de la clarté divine et brillait plus que toutes les autres puissances célestes grâce à la libéralité du Créateur, il crut qu’il tenait du pouvoir de sa nature et non de la divine munificence la splendeur de la sagesse et la beauté des vertus dont l’avait orné la grâce du Créateur. Il s’éleva donc en lui-même, et, pensant qu’il n’avait pas besoin du secours divin pour persévérer dans cette pureté, se jugea semblable à Dieu, puisque, comme Dieu, il n’avait besoin de personne. Il avait une telle confiance dans la puissance de son libre arbitre, qu’il crut pouvoir trouver amplement en lui tout ce qu’il fallait pour atteindre la perfection des vertus et la béatitude suprême et éternelle. Cette seule pensée fut l’origine de sa ruine ; à cause d’elle, Dieu, dont il croyait pouvoir se passer, l’abandonna aussitôt il devint instable et changeant, éprouva la faiblesse de sa propre nature, et perdit la béatitude dont Dieu l’avait gratifié (XII, 4).
Telle fut la cause de la première chute, et l’origine de la maladie spirituelle qui est au principe de toutes les autres. Ensuite le serpent qui avait été vaincu par elle, s’en servit pour déposer dans nos premiers parents le germe et l’aliment de toutes les autres infirmités spirituelles. En effet, en croyant pouvoir conquérir par la force et l’activité de son libre arbitre la gloire de la divinité, il perdit celle qu’il tenait de la grâce du Créateur (XII, 5).
Ainsi les exemples et les témoignages de l’Écriture prouvent clairement que l’orgueil, bien qu’il soit le dernier dans l’ordre de la lutte, est cependant le premier par l’origine, et le principe de tous les péchés et de tous les crimes. A la différence des autres vices, il ne détruit pas seulement la vertu qui lui est contraire, c’est-à-dire l’humilité, mais il les fait périr toutes ensemble. Et ce ne sont pas seulement les faibles et les médiocres qu’il attaque : il s’en prend surtout aux plus forts (XII, 6).

L’humilité, fondement du salut

À l’orgueil de Lucifer et d’Adam s’oppose l’humilité rédemptrice du Christ. Ainsi se trouvent personnifiées les deux voies entre lesquelles l’homme doit choisir.

Dieu qui est le créateur et le médecin de l’univers, sachant que l’orgueil est la cause et le principe de tous les vices, a pris soin de guérir le contraire par le contraire : ce qui était tombé par l’orgueil se relèverait par l’humilité.
Le démon dit « J’escaladerai les cieux »[3] ; et le Sauveur « Mon âme est effondrée en la poussière » [4]. Le démon dit « Je serai semblable au Très-Haut »[5], tandis que le Seigneur, « bien qu’il fut de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’anéantit lui-même, prenant la condition d’esclave, et il s’est abaissé, se faisant obéissant jusqu’à la mort »[6].
Le démon dit : « Par-dessus les étoiles de Dieu j’érigerai mon trône »[7] ; et le Sauveur « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de coeur »[8].
Le démon dit « Tous les royaumes du monde et leur gloire sont à moi, et je les donne à qui je veux »[9], et le Seigneur « de riche s’est fait pauvre, afin de nous enrichir par sa pauvreté »[10]
Considérons donc la cause de la déchéance originelle, et les fondements de notre salut ; voyons par qui et comment ont été accomplis la chute et le relèvement la ruine du diable et l’exemple du Seigneur nous apprendront comment éviter la terrible mort de l’orgueil (XII, 8).

Effort humain et grâce divine

A la différence de saint Augustin, Cassien a envisagé le problème des rapports de la grâce et de la liberté moins en théologien spéculatif qu’en directeur d’âmes. Comme toute la tradition ascétique orientale, il insiste fortement sur la part de l’effort humain dans l’œuvre du salut, sans oublier cependant que nos œuvres présupposent toujours la grâce.

Tous nos jeûnes, toutes nos veilles, toutes nos lectures, toute notre solitude et notre retraite, quelle que soit l’ardeur que nous y mettions, ne peuvent proprement mériter la récompense magnifique et sublime de la pureté du cœur et de l’intégrité spirituelle. Le travail et l’activité de l’homme ne peuvent égaler le don de Dieu ; c’est à sa bonté toute gratuite qu’il appartient de l’accorder à nos désirs (XII, 13).
Je ne dis pas cela pour anéantir les efforts de l’homme, et pour l’empêcher ainsi de travailler avec ferveur. J’affirme hardiment — ce n’est pas ma pensée seulement, mais celle des Pères — qu’il est impossible d’obtenir la perfection sans ces efforts, mais aussi que nul ne peut atteindre le faîte de la perfection par ce seul labeur, sans la grâce de Dieu…
Ainsi donc, selon la tradition des Pères, nous devons nous hâter vers la pureté du cœur en nous adonnant aux jeûnes, à la prière, en brisant notre cœur et notre corps ; mais de telle sorte que nous ne rendions pas vains tous ces labeurs par l’enflure de l’orgueil.
Nous ne devons d’ailleurs pas croire que c’est seulement la perfection que nous ne pouvons obtenir par notre activité et nos labeurs ; mais les exercices mêmes auxquels nous nous livrons pour y parvenir – nos efforts, nos travaux, notre observance – nous ne pouvons les accomplir sans le secours de la protection divine et sans la grâce de son inspiration, de ses réprimandes, de ses exhortations, grâce qu’il a coutume de répandre miséricordieusement dans nos cœurs, soit par un intermédiaire, soit par lui-même en nous visitant (XII, 16).

Notes

[1] 2 Co., 7, 10

[2] Ga., 5, 22-23

[3] Is, 14, 13

[4] Ps. 43, 26

[5] Is. 14, 14

[6] Ph., 2, 6-8

[7] Is. 14, 13

[8] Mt, 11, 29

[9] Lc, 4, 6

[10] 2 Co., 8, 9