L’esprit d’impureté – deuxième combat
Notre second combat, selon la tradition des Pères, est contre l’esprit d’impureté. Ce combat est le plus long de tous, et il en est peu qui y remportent une victoire complète. C’est une guerre cruelle, qui s’élève contre l’homme dès l’adolescence, et qui ne s’éteint que lorsqu’on a dompté tous les autres vices.
En effet, l’attaque vient de deux côtés à la fois, ce vice étant lui-même double. Aussi devons-nous lui opposer une double résistance, et puisque le vice tire ses forces à la fois de la déchéance de notre corps et de celle de l’âme, nous ne pourrons le vaincre que si nous portons simultanément la lutte sur ces deux fronts.
Le jeûne corporel ne suffira donc pas pour conquérir ou garder la pureté de la chasteté parfaite ; il devra être précédé par le brisement du cœur, la prière persévérante contre cet esprit impur, la méditation continuelle des Écritures ; à tout cela, il faudra joindre encore la science spirituelle et le travail des mains, qui réprime la mobilité du cœur et le rappelle à lui-même. Mais, avant tout, nous devons jeter les fondements d’une véritable humilité, sans laquelle on ne pourra jamais triompher d’aucun vice (VI, 1).
La vie angélique
Assurément, tout progrès dans la vertu et tout triomphe sur le vice est une grâce du Seigneur et une victoire qu’Il remporte en nous. Néanmoins, le combat contre l’impureté requiert un bienfait de Dieu plus particulier et un don spécial ; le sentiment des Pères l’affirme, et ceux qui se sont purifiés de ce vice le savent par expérience. Car c’est comme sortir de la chair en demeurant encore dans un corps, et s’élever au-dessus de la nature, que de ne pas ressentir les aiguillons de la chair tout en restant revêtu d’une chair fragile.
C’est pourquoi il est impossible à l’homme de s’élever, pour ainsi dire, sur ses propres ailes, pour voler vers un bien si haut et si céleste ; il faut que la grâce du Seigneur, par le don de la chasteté, le retire de la boue terrestre. Rien ne peut en effet égaler aussi exactement les hommes charnels aux esprits angéliques, en leur faisant imiter leur vie, que le mérite et la grâce de la chasteté. C’est par elle que, tout en demeurant encore sur la terre, nous avons, comme le dit saint Paul, notre cité dans les cieux[1], et que nous possédons déjà dans une chair fragile ce qui a été promis aux saints pour le temps où ils auront déposé la corruption de la chair (VI, 6).
Garde du cœur et présence de Dieu
L’auteur et le créateur du genre humain, Dieu, qui connaît mieux que personne la nature de son œuvre et les moyens de réparer ses fautes, a appliqué le remède à ce qu’il savait être la principale cause du mal « Quiconque, dit-il, regarde une femme avec convoitise, a déjà commis l’adultère dans son cœur »[2]. En condamnant ainsi le dérèglement des yeux, il les accuse moins cependant que la faculté intérieure qui en abuse. C’est en effet le cœur qui, malade et blessé par les traits des désirs mauvais, regarde avec convoitise. Il corrompt ainsi par sa faute, en le faisant servir à de mauvais usages, le bienfait de la vue que Dieu lui avait accordé pour son bien, et, à l’occasion de ce regard, révèle la maladie de la concupiscence qu’il tenait cachée en lui-même.
Aussi est-ce à lui qu’est adressé le commandement sauveur. Il n’est pas dit en effet : « Garde tes yeux avec tout le soin possible »…, mais : « Garde ton cœur avec tout le soin possible »[3] (VI, 12).
Nous devons donc constamment nous souvenir de ce précepte : « Garde ton cœur avec tout le soin possible », et, selon le commandement donné par Dieu au commencement, surveiller la tête venimeuse du serpent[4], c’est-à-dire le commencement des pensées mauvaises, à la suite desquelles le diable essaie de se glisser dans notre âme. Ne laissons pas, par négligence, le reste de son corps, c’est-à-dire le consentement au plaisir mauvais, pénétrer dans notre cœur ; s’il venait à y entrer, sans aucun doute sa morsure empoisonnée donnerait la mort à l’âme devenue sa captive.
Aussi devons-nous « mettre à mort dès le matin de leur lever les pécheurs de la terre »[5], c’est à dire les pensées charnelles, et « briser contre la pierre les enfants de Babylone »[6], tandis qu’ils sont encore petits, car si nous ne les exterminons pas dans leur plus tendre enfance, ils grandiront grâce à notre connivence et nous combattront avec plus de force pour notre perte, – ou du moins nous pourrons les vaincre qu’avec beaucoup de peine et de labeur (VI, 13).
Le moyen de nous garder dans une pureté parfaite est de penser que Dieu est jour et nuit témoin attentif non seulement de nos actions secrètes, mais encore de toutes nos pensées, et de croire que nous devrons lui rendre compte de tout ce qui se passe dans notre cœur, aussi bien que dans nos actions extérieures (VI, 21).
L’esprit d’avarice – troisième combat
Notre troisième combat est contre l’amour de l’argent. C’est une guerre étrangère à notre nature et qui n’a pas d’autre origine dans le moine que la lâcheté et la corruption de son âme, ou, le plus souvent, l’imperfection de son renoncement initial, fondé sur un amour trop tiède envers Dieu.
Les autres vices sont comment entés (greffés) dans la nature, et leurs principes semblent innés en nous… Cette maladie au contraire ne survient que plus tard, et c’est du dehors qu’elle arrive dans l’âme. Il est donc aisé de s’en garder et de la repousser ; mais il n’en est que plus difficile de la chasser si on la néglige et si on lui donne entrée dans le cœur, et elle devient plus dangereuse que toutes les autres. Elle devient en effet « la racine de tous les maux »[7], et produit d’innombrables foyers de vices (VII, 1-2).
Être véritablement pauvre
Si nous voulons obéir au précepte évangélique[8] et être les imitateurs de l’Apôtre et de toute la primitive Église, et aussi des Pères qui en notre temps ont recueilli la succession de leurs vertus et de leur perfection, … embrassons la discipline et la règle du monastère, afin de renoncer véritablement au monde présent ; ne conservons rien, par une infidélité qui nous ferait retourner en arrière, de ce que nous avons méprisé, et attendons notre subsistance quotidienne non de quelque pécule dissimulé, mais de notre propre travail (VII, 18).
Mais il peut se faire que, même sans garder d’argent, un moine soit atteint de cette maladie de l’avarice, et que son dénuement ne lui soit d’aucun profit, pour n’avoir pas su retrancher le vice de la cupidité. Ne s’étant proposé que la pauvreté extérieure, et n’ayant pas l’amour de la vertu de pauvreté, il s’est contenté des dehors de l’indigence, qu’il ne porte d’ailleurs que d’un cœur languissant (VII, 22).
L’esprit de colère – quatrième combat
La colère, l’ennemi de la comtemplation
L’objet de notre quatrième combat est d’expulser complètement des replis de notre âme le poison mortel de la colère. Car aussi longtemps qu’elle réside dans notre cœur et obscurcit de ses dangereuses ténèbres notre œil intérieur, nous ne pouvons ni acquérir une exacte discrétion, ni jouir de la sainte contemplation, ni posséder la maturité du conseil, ni participer à la vraie vie et à la justice, ni surtout être capable de voir la lumière spirituelle et véritable, car il est écrit : « Mon œil a été troublé par la colère » [9] (VIII, 1).
Comment le Seigneur pourrait-il consentir à ce que nous gardions notre colère, ne serait-ce qu’un moment, lui qui ne permet pas que nous offrions les sacrifices spirituels de nos prières, si nous savons qu’un de nos frères a quelque aigreur contre nous ? « Quand tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souviens d’un grief que ton frère a contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande »[10]. Comment après cela nous serait-il permis de garder une mauvaise tristesse contre notre frère, je ne dis pas durant plusieurs jours, mais seulement jusqu’au coucher du soleil, puisque nous ne pouvons pas offrir à Dieu nos prières, dès lors que ce frère a quelque chose contre nous? Or l’Apôtre nous prescrit « Priez sans cesse »[11], et « En tout lieu, élevez vers le ciel des mains pures, sans colère ni agitation de pensées »[12] (VIII, 12).
L’illusion de la sollitude
Il arrive qu’ayant été vaincus par l’orgueil et l’impatience, et ne voulant pas travailler à corriger le désordre de notre conduite, nous nous mettions à gémir après la solitude. Là, pensons-nous, personne ne nous importunera plus, et donc nous posséderons aussitôt la vertu de patience. Nous excusons ainsi notre négligence et nous attribuons notre colère non à notre impatience, mais aux imperfections de nos frères. Mais si nous rejetons toujours ainsi sur les autres la cause de nos manquements, nous ne parviendrons jamais ni à la patience ni à la perfection (VIII, 15).
Pour ce qui est du désert, il n’y a que les parfaits, ceux qui sont purifiés de tout vice, qui puissent y prétendre. C’est seulement après avoir entièrement réduit ses vices dans la communauté des frères qu’on peut non s’y réfugier par pusillanimité, mais s’y retirer afin de jouir de la contemplation et parce qu’on désire fixer plus haut son regard. Car ceci n’est accordé qu’aux parfaits qui vivent dans la solitude.
En effet, tous les vices que nous portons au désert sans les avoir guéris auparavant peuvent bien demeurer cachés, ils n’en sont pas pour autant détruits, nous le sentons bien. En effet, de même que la solitude permet une contemplation très pure à ceux dont la vie est sainte et leur révèle, en aiguisant leur regard intérieur, la science des mystères spirituels ; de même elle conserve les vices de ceux qui ne s’en sont pas corrigés, et même les augmente. Ainsi, on se croira patient et humble aussi longtemps qu’on n’a personne avec soi ; mais qu’une occasion de mécontentement se présente, ut la première nature reparaît aussitôt (VIII, 17).
Si donc nous désirons obtenir la récompense suprême, dont Il est dit « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu »[13], nous devrons non seulement bannir la colère de nos actes, mais encore l’extirper radicalement de l’intime de notre âme[14].