Mgr Antoine (Bloom)Première discussion[1]

Prendre pour thème de discussion la confession avec des personnes qui sont nées et qui ont été éduquées dans l’Église, pourrait sembler complètement inutile. D’un autre côté quand on constate jusqu’à quel point certaines confessions peuvent-être stériles (je parle ici des vôtres comme des miennes), il apparaît encore une fois nécessaire de se poser la question : qu’est que la confession ? Pourquoi nous confesser, à quoi cela nous oblige-t-il, et où cela peut-il nous mener ?

Quand je repense aux confessions, les miennes et celles que j’ai entendues, trop souvent la confession se réduit à un moment où nous désirons nous débarrasser d’un lourd fardeau, du poids pénible de nos anciens péchés afin que la vie devienne plus facile à vivre. Si je reprends les paroles d’un petit garçon à qui sa sœur demandait ce qui lui donnait envie de se confesser : « se débarrasser des anciens péchés pour faire de la place la place aux nouveaux… » Je pense que cela ne concerne pas seulement ce jeune garçon, mais aussi beaucoup d’adultes. On vient à la confession pour alléger sa conscience, pour se libérer du poids du passé ; mais qui vient pour faire sincèrement la paix avec Dieu, avec sa propre conscience et avec ses proches, en finir définitivement avec le passé et commencer réellement une nouvelle vie ?

Cette question chacun de nous doit se la poser, pas seulement pour se faire un avis, mais pour s’accuser réellement si, comme le petit garçon, il vient déposer un lourd fardeau pour que la vie aille mieux, et non pas pour en finir avec les péchés du passé. Quand je parle des « péchés du passé », je parle pas de tout ce qu’il nous reste à corriger – pour cela il faut une vie entière – mais je parle de tous nos péchés qui nous apparaissent comme tels, de tout notre péché qui est arrivé à notre conscience, qui nous apparaît dans toute sa laideur, qui nous est devenu insupportable et que nous voulons écarter ; pas seulement mettre de côté, mais détruire pour qu’il ne soit plus.

A ce propos, il y a un passage remarquable dans l’œuvre de saint Barsanuphe le Grand, qui nous met très justement en accusation et qui dit que si l’on se rend réellement compte de l’horreur d’un péché particulier qui nous retenait prisonnier, si réellement nous rejetons du tréfonds de notre âme l’horreur que ce péché y a instillé, alors arrive le moment où nous pouvons pleurer sur ce péché, pas seulement les larmes de nos yeux, mais les larmes de notre cœur par un repentir de tout notre être : il nous apparaît alors clairement que nous ne pourrons plus jamais retourner à ce péché. Saint Barsanuphe dit que c’est seulement alors que nous pouvons considérer que notre péché est pardonné. Il dit même plus : si nous avons vécu cette expérience, si la vision de notre péché dans toute son horreur nous a réellement retournés, si elle nous en a dégoûté au point que nous ressentons en nous-mêmes que jamais plus nous ne pourrons y revenir, alors nous pouvons nous considérer comme pardonnés par Dieu. Et il ajoute que ce n’est plus la peine d’aller confesser ce péché à un prêtre, car Dieu l’a déjà pardonné, purifié et guéri et qu’il ne peut plus y avoir d’autre pardon, purification et guérison.

Se pose ici une seconde question. Qui d’entre nous a un jour vécu une telle expérience vis à vis d’un quelconque de ses péchés, qui a vu ce péché comme le meurtre de son âme, comme le meurtre de son prochain, comme sa froide et consciente participation au meurtre du Christ ? C’est une question que nous ne pouvons éluder, car nous revenons régulièrement nous confesser des mêmes péchés. Comment se fait-il que nous ne les ressentions pas ? qu’ils comptent si peu pour nous ? que, si nous comprenons vraiment ce qu’est le péché, nous puissions y revenir aussi froidement ?

L’apôtre Paul nous dit que la question n’est pas dans l’importance du péché, mais que nous choisissions le péché. Je pense que l’on pourrait se représenter les choses de la manière suivante : il y a une rivière qui coule entre la domaine du Christ et le domaine de satan. Par endroit elle est étroite, peu profonde et on peut la traverser à pied, à d’autres endroits elle est profonde, rapide et large. La question n’est pas de savoir où nous avons traversé, mais de comprendre que nous avons quitté le domaine du Royaume du Christ et de Dieu pour le domaine de Satan. C’est à la fois aussi simple et terrible. Le péché – c’est le choix entre Dieu et Son adversaire, entre la vie et la mort, entre la lumière et les ténèbres. Ce n’est peut-être pas un choix partisan, dans la mesure où on ne dit pas : « Oui, je rejette Dieu et Son Christ et je choisis le camp de Son adversaire. » Mais c’est un choix dans la mesure où je me dis : « Ça passera ! Ce n’est pas grave ! Je me donne un répit, je passe pour un temps dans l’autre camp, là où ma conscience ne me fera pas de reproches, parce que dans le camp des ténèbres, je ne me verrai pas aussi sombre que si j’étais encore dans le camp de la lumière. »

Voilà en quoi consiste le péché ; et à chaque fois que nous y succombons, nous nous mettons dans cette situation. Parfois par méchanceté et sciemment contre Dieu, parfois involontairement ou par insouciance. On se dit que l’on « pourra toujours revenir ! » Oui, on pourra revenir, mais ce n’est pas si facile ; oui, on peut retraverser la rivière, à la nage ou parfois à pied, mais dans quel état sommes-nous alors ? Nous ne revenons pas tels que nous étions avant de nous couper de notre amitié avec Dieu et de rejoindre le camp de Ses adversaires, de Ses meurtriers ; nous revenons éclaboussés, salis, blessés et parfois très profondément. La confession, celle dont nous parlons aujourd’hui, consiste à revenir à la vie : pas juste se laver, prendre une douche et sentir que le passé n’est plus ; non – nous parlons maintenant de réconciliation. Pas une simple réconciliation avec sa conscience : « Je ne suis plus le même, je ne veux plus de ça et je ne le ferai plus ! » – une réconciliation avec Dieu, que nous avons trahi, que nous avons abandonné pour nous choisir un autre maître, un autre pasteur.

Nous savons ce qu’est la réconciliation dans la vie courante, quand nous nous sommes fâchés avec quelqu’un, ou même quand cette personne n’est pas au courant que nous avons médit derrière son dos, menti à son sujet, propagé des rumeurs la concernant… Qu’elle soit au courant ou pas, nous devons aller la trouver et lui dire : « Tu me considérais comme un ami, tu as toujours agi envers moi, tu as toujours témoigné pour moi comme un ami fidèle : et bien moi non ! Je t’ai trahi, je t’ai trahi comme Judas a trahi le Christ ; je me suis détourné de toi comme Pierre s’est détourné du Christ en voyant le danger, mais moi je n’étais pas en danger. Rien ne me menaçait, j’étais juste fasciné par quelque chose de mensonger, je voulais quelque chose de plus que ton amitié, quelque chose de plus que ma pureté physique et spirituelle. »

Voilà l’état d’esprit dans lequel nous devrions nous confesser, et que nous ayons péché en peu ou en beaucoup. Car la taille de notre péché ne se mesure pas de manière objective, mais à l’aune de l’amour que nous avons ou que nous n’avons pas. Contre une personne que nous aimons profondément, le moindre manquement, la moindre parole ou action qui pourrait la chagriner nous paraît une catastrophe et nous inquiète profondément. Mais si nous aimons peu cette personne, on pense : « Bah quoi ! Ça passera ! Ça s’oubliera ! Est-ce si important ? Est-ce que nos relations sont si pures, si harmonieuses et claires que cela puisse les refroidir ou les interrompre ? » Alors on envisage la réconciliation avec froideur : « se réconcilier ? À quoi bon, quand il suffit de se calmer… ». C’est en ça que se résume la question de la confession : est-ce que l’on vient sincèrement et intimement se réconcilier ou bien est-ce que l’on attend simplement que la vie nous soit moins douloureuse, plus facile et plus agréable.

Il reste encore un aspect de la confession à envisager : quand nous venons à Dieu, que nous Le prions, que nous confessons devant Lui nos péchés avec plus ou moins d’ardeur, nous n’entendons de Sa part aucun mot de reproche ou de réconciliation. Il est comme muet. Il faut une grande sensibilité de l’âme pour ressentir si nous sommes réconciliés avec Dieu ou pas. On voit bien quelle est la différence entre la simple confession et la véritable réconciliation lorsque l’on s’adresse un homme que nous avons peiné, insulté ou négligé, il peut nous écouter et nous dire : « J’ai été trahi par ton amitié, je ne te fais plus confiance ». Ou encore : « Non, je ne peux pas te pardonner, tu m’as blessé trop profondément, tu m’as peiné trop cruellement ; ne pense pas qu’avec de simples mots tu puisses changer mon état, guérir mon âme ! Il faudra que tu me démontres, peut-être pendant un temps assez long et avec des signes visibles, la sincérité de tes mots, que tu as honte et que tu regrettes. Notre amitié est mise à rude épreuve ».

Il faut véritablement que nous réfléchissions là dessus : parce qu’à peine avons-nous dit nos péchés à Dieu, montré notre « repentir », dit tous nos regrets, nous attendons trop facilement que Dieu nous pardonne. Bien sûr qu’Il nous pardonne ! N’est-Il pas Dieu ? N’est-ce pas pour cela qu’Il a vécu, qu’Il a enseigné et qu’Il est mort sur la Croix ?

Voilà, c’est ce mot « mort sur la Croix » que nous oublions trop facilement. Sur ce sujet, saint Séraphim de Sarov a eu un jour une discussion qui devrait nous toucher profondément. Saint Séraphim disait que lorsque nous demandons à Dieu de nous pardonner avec repentir, Il le fera d’une manière certaine puiqu’Il ne nous rejette pas, mais il faut se rappeler le prix qu’Il a payé pour obtenir le pouvoir de nous pardonner. Il a le pouvoir de nous pardonner parce qu’Il est mort pour nous ; Il a le pouvoir de nous pardonner parce qu’Il pourrait considérer chacun de nous comme Son bourreau. Oui, littéralement nous participons à Sa crucifixion et littéralement Il peut dire de nous : « Pardonne leur Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font… ».

À l’époque, les gens ne savaient pas ce qu’ils faisaient, pouvons-nous en dire autant aujourd’hui ? Ne savons-nous pas ce que dit l’évangile ? Ne savons-nous pas que le Christ n’est pas mort que pour nous, mais aussi à cause de nous ? Ne savons-nous pas que si mon péché, grand ou petit, n’existait pas, Il n’aurait pas eu a mourir ? Que s’il n’y avait eu qu’un seul pécheur sur la terre (c’est ce que nous rapporte un saint père), le Christ serait mort pour le sauver, lui uniquement. Ainsi, à chaque fois que je tue mon âme, que je me souille, que je deviens un traître, je ne trahis pas que Dieu, mais mon prochain et moi-même, à chaque fois je deviens responsable de la mort du Christ, le Fils de Dieu devenu Fils de l’homme. Tout ceci doit nous donner la possibilité et l’obligation de prendre la mesure de chacun de nos péchés, parce qu’en fin de compte il n’y a pas de petit ou de grand péché. Bien sûr, il y a des péchés qui peuvent tuer notre âme en une fois et d’autre moins meurtriers, mais ils représentent tous notre part dans la crucifixion du Christ. Il nous semble si facile de nous séparer de nos péchés ! D’un grand péché, c’est sans doute possible ; s’il nous a frappé véritablement au creux de l’âme, on peut s’en repentir profondément, tragiquement. Mais pour les petits, il nous semble suffisant de dire « Seigneur, pardonne-moi » et de se sentir pardonné. Dans la vie d’un saint russe, un fol en Christ, on raconte l’histoire suivante. Deux femmes viennent voir le saint, la première avec un grand péché, qui l’a profondément blessée, dont elle se repend et qu’elle pleure amèrement ; l’autre avec beaucoup de petits en disant : « Et quoi ? Je suis pécheresse, ce sont de petits péchés ! Est-ce si important ? ». Le fol en Christ dit à la première : « Vas dans le champ voisin, trouve la plus grosse pierre que tu puisses porter et rapporte la moi ». À la seconde : « Remplis ton tablier avec toutes les petites pierres que tu trouveras sur le chemin et reviens me voir ». Les deux femmes firent ce qu’il leur avait demandé et revinrent ensuite. Le saint dit à la première : « Rapporte ta pierre là où tu l’as trouvée » ; et à la seconde : « remets chaque pierre là où tu l’as prise ». Les deux partirent. La première revint rapidement car elle retrouva facilement l’endroit d’où elle avait pris la grosse pierre, tandis que la seconde revint tard avec son tablier rempli de pierres en disant : « Je ne sais plus où je les ai prises ». Et le saint leur dit : « Il en va de même avec les péchés : si tu te repens sincèrement d’un grand péché, c’est comme si tu remettais le gros caillou à sa place ; mais pour se défaire d’une multitude de petites pierres, tu ne retrouveras jamais l’endroit où tu les a prises ».

Il faut donc avoir à l’esprit, que cela n’a aucun sens de se poser la question de savoir si tel ou tel péché vaut la peine que l’on s’en repente, parce que nous ne savons pas si nous pourrons nous débarrasser de ce petit péché que nous avons commis. Par un petit ou par un grand – peu importe, nous avons franchi la frontière, nous sommes passés du domaine de la lumière dans celui des ténèbres, et nous ne pouvons pas en revenir tout blanc et sans tâches. Encore une fois, je le répète : pour que la confession soit purification, il faut qu’elle soit parfaite réconciliation. Maintenant, réconciliation en quoi et avec qui ? Le plus souvent, quand nous venons à la confession, nous pensons qu’il suffit principalement de se réconcilier avec Dieu et que pour cela il suffit de tout Lui dire, ou du moins autant que l’on en est capable, pour qu’Il nous dise : « Bon, Je te pardonne ! ». Cela n’est pas suffisant ! Cela n’est pas suffisant parce que la plupart de nos péchés consistent à mépriser, à peiner et à faire perdre espoir à l’un de nos proches ; et la réconciliation devrait commencer par la réconciliation avec celui devant qui nous sommes fautifs. Dieu ne peut pardonner ce que nous avons fait à notre prochain, tant que nous n’avons rien fait pour nous réconcilier avec lui. C’est pourquoi, aux vêpres du pardon par exemple, il est totalement vain de dire à quelqu’un « pardonne-moi » et s’entendre répondre « que Dieu te pardonne », si au paravent nous ne sommes pas venus rencontrer ceux devant qui nous avons une dette et que nous avons peinés, que nous ne leur avons pas confessé la honte que nous ressentons de leur avoir manqué de confiance et de les avoir trahis.

Pour finir notre réconciliation doit avoir lieu avec nous-même, pas seulement avec Dieu et avec notre prochain ; c’est à dire que nous devons quitter cet état partagé, éclaté, éparpillé qui est le notre en permanence pour se sentir réunifié et guéri. Souvenez-vous de l’apôtre Paul qui dit : le bien que je voudrais faire, je ne fais pas ; le mal que je ne voudrais pas faire je le fais en permanence (Rm 7,19). Il y a réellement en nous une séparation : une séparation entre nos pensées justes et sincères et les désirs de notre cœur ; entre notre élan vers le bien et notre attirance vers le mal.

Un saint père raconte qu’il y a trois volontés qui gouvernent le monde et qui le modèlent. La volonté de Dieu – toujours bonne, toujours prête à sauver ; mais Dieu n’essaye pas de nous envoûter ou de nous contraindre. Saint Maxime de Confesseur dit que Dieu peut tout faire sauf nous obliger à L’aimer, parce que l’amour est un libre don de soi.

Mais il y a une autre volonté, satanique, une volonté sombre, toujours destructrice, toujours orientée vers le mal, cherchant à nous détruire et à travers nous, à détruire les autres et à s’opposer à Dieu et à Sa providence sur terre. Satan nous promet tout, Satan nous envoûte, Satan nous attire à lui, et à chaque fois il nous ment. Et à chaque fois que nous l’avons écouté et que nous nous rendons compte qu’il nous a menti, il nous murmure encore : « si tu t’étais enfoncé plus dans le péché, avec plus d’ardeur, tu aurais obtenu ce que je t’avais promis » ; nous attirant ainsi de plus en plus profondément dans la fosse.

Et entre ces deux volontés, il y a la volonté humaine. Elle peut s’allier à la volonté divine qui s’offre à nous ou à celle de Satan qui veut nous emprisonner et nous entraîner dans la mort éternelle. De nos choix dépend ce qui se passe sur terre.

Et tout cela provient pour l’essentiel de notre morcellement intérieur, de l’obscurcissement de notre discernement et de notre cœur (souvenez-vous des paroles du Christ : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu »), des hésitations de notre volonté, qui n’est pas stable parce que nous n’offrons pas entièrement notre cœur à Dieu, à notre prochain, parce que nous ne l’ouvrons pas entièrement à la beauté et à la vérité, mais nous n’en consacrons que quelques parcelles aux valeurs véritables. Voilà en quoi consiste notre dilemme. Et c’est par là qu’il faut commencer notre réconciliation. Par réconciliation, je ne dis pas qu’il faut se satisfaire de l’état dans lequel on est, mais au contraire faire l’effort de changer pour se réconcilier avec Dieu, son prochain et refaire l’unité en soi. Voilà à quoi il faut être très attentif.

Puisque l’on parle de la confession, il serait bon de se souvenir de ce qu’elle représentait dans les premiers siècles. La confession sous la forme actuelle n’existait pas alors. Chez l’apôtre Jacques, on trouve : « Confessez donc vos péchés les uns aux autres, et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris. La prière fervente du juste a un grand pouvoir ». (Jq 5,16) Dans les premiers siècles cela se passait comme cela. On ne confessait pas toutes sortes de petits péchés, mais il y avait trois grandes catégories de péchés qu’il fallait absolument confesser avant d’être réconcilié avec Dieu.

En premier – l’apostasie, ce qui consiste à renier Dieu et le Christ ; qu’il ne faut pas comprendre comme un simple changement d’opinion sur l’existence de Dieu, mais comme un signe caractéristique de haine. Renier Dieu, renier un homme signifie que l’on considère qu’il ne représente rien pour moi, que s’il n’existait pas je continuerai de vivre et de me réjouir de la vie. C’est le premier des péchés fondamentaux. Et ne pensez pas que cela concerne que les prises de positions publiques ou ceux qui vivent leur vie sans Dieu. On commet ce péché constamment : à chaque fois que nous avons le choix entre la lumière et les ténèbres et que nous choisissons les ténèbres, nous disons à Dieu : « je préfère les ténèbres à Ta lumière ». C’est très grave et il ne faut pas le prendre à la légère. Il ne suffit pas de dire en confession que l’on a pas agi comme il faut, pas dit ce qu’il faut, pas pensé ce qu’il faut, pas ressenti ce qu’il faut ; il faut mesurer ce que cela implique dans nos rapports avec Dieu.

Le deuxième – le meurtre, devait absolument être confessé. Il est par essence équivalent à l’apostasie, affirmant que quelqu’un est gênant ou inutile sur terre, c’est fondamentalement de la haine pour l’homme. Bien sûr, nous ne sommes pas des meurtriers, nous n’avons tué personne, n’est-ce pas ? Mais ne sommes nous pas semblables à Caïn le premier meurtrier à chaque fois que nous pensons : « Ah, comme cela serait bien si cet homme là n’existait pas. S’il pouvait périr ! ». Qui d’entre nous peut dire qu’il n’a jamais pensé cela à propos de quelqu’un qui lui était insupportable. Que le monde serait mieux sans lui. Et pourquoi existe-t-il ? Et pourquoi Dieu l’a-t-Il créé ? Pourquoi a-t-il croisé ma route, pourquoi est-il entré dans ma vie ? C’est exactement la pensée de Caïn le premier meurtrier.

Et pour finir le troisième péché – l’adultère. L’adultère salit et détruit l’amour qui existe déjà ; que ce soit un amour timide, un amour moribond, mais comme une bougie dans la nuit, cet amour est une lumière qui luit faiblement et quelqu’un l’a éteinte. Les saints pères disent aussi que l’adultère commence au moment où nous tournons notre cœur vers la matière en le détournant de Dieu, le Créateur de cette matière ; c’est le moment où nous détruisons notre amour pour Lui, le moment où nous le rendons impur.

Voilà, ce sont ces trois péchés, qui tous disent que l’on n’aime pas Dieu, que l’on n’aime pas son prochain, que l’on ne croit pas à l’amour, qu’il fallait dans les premiers siècles confesser publiquement devant l’Église. Parce qu’on ne pouvait pas appartenir à l’Église si on avait renié Dieu, son prochain et l’amour.

Vous vous demandez sans doute comment cela se passait ? Quels pouvaient bien être les rapports entre les gens après de telles confessions ? Si de telles confessions avaient lieu aujourd’hui, nos rapports s’en trouveraient certainement très perturbés. Mais il faut se rappeler qu’en ces temps là, l’Église était persécutée et que pour devenir chrétien, il fallait faire un choix entre le Christ et tout le reste ; pas simplement entre la loi impériale et la foi, mais entre la foi et ses proches. Quand on apprenait que quelqu’un était chrétien, ses amis, son père, sa mère, son mari, sa femme, ses enfants pouvaient le dénoncer ; il était alors torturé et mis à mort. Et c’est pour cela que chaque membre de la communauté chrétienne savait que les autres membres étaient ses proches véritables. Rien ne les rassemblait d’un point de vue humain : ils parlaient des langues différentes, ils provenaient de cultures différentes, ils étaient de couleurs différentes et de milieux sociaux différents ; ces hommes ne se seraient jamais croisés, parlés, touchés dans la vie courante. Mais assemblés dans l’église, ils savaient que le Christ les avait réunis et qu’ils étaient un dans le Christ ; le monde entier pouvait être contre eux, chacun était là au nom du Christ ; ils étaient réunis par la foi, la fidélité au Christ et leur amour pour Lui. C’est pourquoi ils pouvaient ouvrir leurs cœurs les uns aux autres, exposer devant les autres les méandres les plus profonds de leurs âmes sachant que chacun recevra cette confession avec compassion, mais sans dégoût ; que ce sera la souffrance de tout le corps sachant qu’un seul de ses membres est blessé, se gangrène et meurt. C’était possible alors, en ce temps là l’assemblée des fidèles était capable de porter par amour les péchés de chacun de ses membres, de les guérir non par un amour sentimental en disant « ce n’est rien, ça va passer » ; mais de les guérir avec horreur devant le péché, avec une horreur profonde, mais une horreur pleine de compassion, avec la véritable conscience que ce péché est terrible et qu’il faut sauver cet homme de la mort éternelle, pas seulement d’un malheur passager. La question n’était pas de soulager l’existence de quelqu’un, mais de le guérir.

Aujourd’hui cet état d’esprit a disparu, une telle pratique est devenue impossible ; pourquoi ? Parce que ce n’est plus seulement le Christ qui nous lie, nous sommes liés par la culture, la langue, le milieu social, nos histoires personnelles – beaucoup de choses nous lient qui ne sont pas du domaine de l’Église. Quand je parle de l’Église, je ne parle pas du lieu mais l’organisme divino-humain : complètement divin par le Christ, par l’Esprit-Saint et par le Père, et complètement humain par le Christ de nouveau et par nous-mêmes. Il y a deux vies en nous, nous sommes divisés à l’intérieur de nous-mêmes, nous sommes fendus comme une bûche ; nos attachements nous privent de cette liberté intérieure venant du Royaume dont jouissaient les premiers chrétiens. Si certains d’entre eux étaient des esclaves par leur condition sociale, ils étaient libres en Christ et par le Christ.

C’est pourquoi cette sorte de confession publique, déchirante et source de guérison, était alors possible et qu’elle ne l’est plus aujourd’hui. C’est inquiétant du point de vue de la confession, ça l’est encore plus en ce qui concerne nos rapports mutuels. Avec quelle timidité nous nous avouons nos péchés ! Comme nous sommes effrayés à l’idée que quelqu’un, même un proche qui nous aime, apprenne l’homme que nous sommes en réalité ! Cela veut dire que la destruction est de plus en plus profonde, que la gangrène s’insinue profondément en nous, détruisant non seulement nos relations en Christ, mais nos relations tout court.

Nous terminerons ici notre première discussion ; nous allons maintenant entamer une période de silence. Je voudrai que vous vous interrogiez sur chacun des points que j’ai évoqués, que vous les examiniez non d’un point de vue philosophique, mais comme une question qui se pose à chacun d’entre nous individuellement et y répondiez en conscience face à Dieu, face au prochain. Le silence doit être total ; si cela vous parait trop difficile, sortez, allez vous promener ; le silence dans l’église doit être total, parce que ceux qui veulent rentrer en silence dans leur vie et contempler leur âme, leur destin, leur vie, leur Dieu doivent pouvoir le faire sans être dérangés.

Note

[1] Première des deux discussions que Mgr Antoine (Bloom) a eues avec ses paroissiens le 30 décembre 1989 lors d’une veillée de préparation à la confession avant la fête de Noël. Dans la pratique paroissiale de Mgr Antoine, à l’occasion des fêtes de Pâque et de Noël, on consacrait une journée entière à des discussions spirituelles, suivies de temps de réflexion silencieuse, de prière personnelle et qui se terminaient par une confession qui avait lieu en commun.