Extrait de : Nous avons vu la vraie Lumière, père Placide Deseille, L’Âge d’Homme. Les textes sur fond vert sont ceux du père Placide et introduisent les écrits de St Cassien.

La liste des huit vices principaux que Cassien a héritée d’Évagre le Pontique est à l’origine de celle des sept péchés capitaux que saint Grégoire le Grand léguera à l’Occident latin. Mais plutôt que de péchés capitaux, les orientaux parlent de « pensées mauvaises », de « vices » ou d’« esprits » tentateurs : leur point de vue est moins celui du moraliste qui juge et catalogue les fautes commises, que celui du maître d’ascèse qui met le disciple en garde contre les suggestions des démons et les tendances mauvaises de la nature pécheresse, et lui apprend à lutter contre ces ennemis invisibles.

Après avoir exposé les institutions des monastères, j’en viens maintenant à la lutte contre les huit principaux vices, fort de l’aide que le Seigneur m’accordera par vos prières.
Le premier est la gourmandise, ou concupiscence de la bouche ; le deuxième, l’impureté ; le troisième, l’avarice, ou plutôt l’amour de l’argent le quatrième, la colère ; le cinquième, la tristesse ; le sixième, l’acédie, qui est une tristesse et un dégoût du cœur ; le septième, la vaine gloire ; le huitième, l’orgueil. (V, 1)
Les causes de ces passions, chacun les reconnaît dès qu’elles ont été dévoilées par l’enseignement reçu des anciens ; mais avant qu’elles soient révélées, tous les ignorent, bien qu’il ne soit personne qu’elles ne dévastent et qui ne les aient en soi à demeure.
J’espère pourtant réussir à les expliquer en quelque mesure si, grâce à votre intercession, la parole du Seigneur jadis proférée par Isaïe m’est aussi adressée : « J’irai devant toi, et j’humilierai les puissants de la terre ; je romprai les portes d’airain et je briserai les verrous de fer ; je te découvrirai des trésors cachés et des mystères secrets »[1]. (V, 2)

L’esprit de gourmandise – premier combat

La gourmandise est l’expression à la fois la plus élémentaire et la plus significative de l’appétit de jouissance égoïste qui caractérise la nature déchue : « absorber par la bouche, dévorer, c’est le symbole fondamental de toute captation » (P. Régamey). L’homme ne saurait, sans la combattre, s’ouvrir aux valeurs spirituelles. Aussi Cassien la désigne-t-il tout spécialement comme un des premiers adversaires à vaincre.

Le premier combat que nous devons engager est contre l’esprit de gourmandise, que nous avons appelé aussi concupiscence de la bouche. (V, 3)

Jeune et discrétion

Dans le corps mystique du Christ, tous les membres n’ont pas reçu la même grâce : nous ne pourrons donc pas être au même degré des modèles d’austérité ; chacun devra cependant, selon la mesure de ses forces, pratiquer cette sobriété corporelle qui est un signe efficace de la purification de l’âme.

Il est bien difficile, sinon impossible, de trouver dans un seul homme le modèle de toutes les vertus. Cependant, bien que le Christ ne soit pas encore tout en tous, ainsi que le dit l’Apôtre[2], néanmoins nous pouvons le découvrir en tous comme par parties. Il est dit de lui : « Il a été fait notre sagesse, notre justice, notre sainteté et notre rédemption »[3]. Ainsi, lorsque nous trouvons dans l’un la sagesse, dans un autre la justice, dans un autre la sainteté, dans un autre l’humilité, le Christ est divisé comme par membres entre chacun de ses saints. Mais puisque tous ne font qu’un dans la foi et la vertu, ils ne constituent qu’un seul Christ, homme parfait, qui réalise la plénitude de son corps par l’union de tous les membres, chacun ayant sa grâce propre[4]… Car bien que notre piété n’ait qu’un seul but, néanmoins, les voies par lesquelles nous tendons à Dieu, sont toutes différentes. (V, 4)
C’est pourquoi il serait difficile de garder dans le jeûne une règle uniforme. Tous en effet n’ont pas la même vigueur corporelle, et, pour jeûner il ne suffit pas, comme pour les autres vertus, d’avoir à cœur de le faire.
Le jeûne dépend donc non seulement de la vigueur de l’âme, mais aussi des possibilités du corps. Aussi la tradition que nous avons reçue est-elle très ferme sur ce point : il doit y avoir diversité quant au moment de prendre la nourriture, quant à la mesure et quant à la qualité, selon les différences de forces, d’âge ou de sexe ; cependant, il ne doit y avoir qu’une seule règle pour tous en ce qui concerne l’esprit de sobriété et de mortification.
…Ainsi, deux livres de pain ne suffisent pas à rassasier l’un, tandis que l’autre se trouve incommodé d’en avoir mangé une livre ou même six onces. Cependant, malgré la diversité des régimes, tous tendront au même but compte tenu de leur tempérament, ne pas se charger jusqu’à la satiété. En effet, non seulement la qualité, mais la quantité des aliments émousse la pénétration du cœur, et, en appesantissant à la fois l’esprit et le corps, allume et entretient le dangereux brasier des vices. (V, 5)

Préférer les nourritures célestes

Dans le jeûne, s’exprime l’option fondamentale du moine : il a renoncé au « monde présent » pour choisir le « monde à venir », et dans ce renoncement même, il goûte déjà une anticipation du bonheur futur.

…Jamais en effet nous ne pourrons mépriser les nourritures de ce monde si notre âme, fixée dans la contemplation de Dieu, ne goûte pas davantage l’amour des vertus et la beauté des choses du ciel. Et ainsi, quand on en sera venu à mépriser comme caduques toutes les choses présentes et à fixer immuablement le regard de l’esprit sur les réalités immuables et éternelles, déjà on contemplera des yeux du cœur, bien que demeurant encore dans la chair, la béatitude de la demeure à venir. (V, 14)

La sobriété intérieure

Sachons-le, en nous adonnant au labeur des privations corporelles, nous ne devons avoir d’autre but que de parvenir par ce moyen du jeûne à la pureté du cœur. C’est en vain que nous travaillons si, tandis que nous supportons infatigablement toutes ces peines afin d’atteindre notre fin, nous la manquons [par défaut de pureté intérieure]. N’eût-il pas mieux valu sevrer notre âme des aliments qui lui sont interdits, que de nous abstenir corporellement de nourritures permises, inoffensives et, par elles-mômes, sans péché ? Le corps ne fait qu’user en toute simplicité et innocence des créatures de Dieu ; mais, quant à l’âme, nous dévorons nos frères, pour notre perte. C’est de cela qu’il est écrit : « N’aimez pas la médisance, de peur que vous ne soyez déracinés »[5] ; le bienheureux Job, de son côté, dit de la colère et de l’envie : « La colère tue l’insensé, et l’envie donne la mort à l’esprit mesquin »[6]. (V, 22)

Le régime alimentaire du moine

Le régime préconisé par Cassien est austère, mais modéré. Quant à la visite des hôtes, elle est un « passage du Seigneur », et la joie pascale qui l’entoure exclut le jeûne.

On choisira comme nourriture non seulement ce qui apaise l’ardeur de la concupiscence et l’excite le moins, mais encore ce qui est le plus facile à préparer, le moins cher, et d’usage commun parmi les frères.
La gourmandise en effet peut se commettre de trois façons :

  • en anticipant l’heure régulière des repas ;
  • en se remplissant jusqu’à la satiété, sans avoir particulièrement égard à la qualité de la nourriture ;
  • en recherchant les mets les mieux apprêtés et les plus succulents.

Le moine devra donc leur opposer une triple observance : ne pas rompre le jeûne avant l’heure prévue ; se contenter de peu ; n’user que d’aliments ordinaires et peu coûteux.
En outre, la plus ancienne tradition des Pères condamne comme infecté par la vanité, la gloriole et l’ostentation, tout ce qu’on ose faire contre la coutume et l’usage commun… Ils estiment même que l’on ne doit pas faire connaître volontiers les jeûnes ordinaires que l’on pratique, mais plutôt, dans la mesure du possible, les tenir cachés.
Aussi jugent-ils préférable que, si des frères viennent nous visiter, nous les recevions avec bonté et charité, au lieu d’en faire les témoins de notre abstinence et de notre austérité. A notre volonté, à notre utilité, à nos désirs, il faut alors préférer ce qui peut reposer et soulager notre visiteur, et nous y soumettre de bon cœur…
Ainsi, partout où nous allions, sauf les mercredi et vendredi, où le jeûne est imposé par la loi de l’Église, on rompait le jeûne. Un ancien, à qui nous avions demandé pourquoi, chez eux, on rompait aussi facilement les jeûnes quotidiens, nous répondit : « Le jeûne est toujours à ma disposition ; mais vous, vous allez partir, et je ne puis vous garder toujours avec moi. Et bien que le jeûne soit utile et nécessaire, il n’en reste pas moins une offrande que nous faisons librement ; accomplir le devoir de charité est au contraire imposé par un précepte. C’est pourquoi, recevant le Christ en votre personne, je dois le refaire ; et ce que, par égard pour lui, j’aurai adouci de mon régime, il me sera facile de le compenser ensuite par un jeûne plus strict. “ Les amis de l’époux ne peuvent jeûner quand l’époux est avec eux mais quand il les aura quittés, alors ils pourront jeûner ”[7] ». (V, 24)

Notes

[1] Is., 45, 2-3

[2] cf. 1 Co., 15, 28

[3] 1 Co., 1, 30

[4] cf. Ep., 4, 13

[5] Pr., 20, 13 selon LXX

[6] Job 5, 2

[7] Lc, 5, 34-35