Chère matouchka Natacha, Que la paix du Christ soit avec vous.

Je veux vous dire quelques mots, j’aurais dû le faire dans ma lettre précédente, mais quand on approche le cœur d’une mère on essaie naturellement d’être aussi prudent que possible. 
Vous savez, votre lettre m’a conforté dans la conviction que j’avais raison ; mais si j’avais raison en ce qui concerne la pensée que j’avais eue, je n’avais pas raison dans celle que j’avais finalement exprimée, gêné que j’étais par le désir de vous aider, de vous aider seulement, et de ne pas soumettre votre cœur à une trop rude épreuve. 
Maintenant que j’ai reçu votre lettre, son contenu me donne, je pense, la possibilité d’être plus direct dans mes propos. 
Je vois que vous ne m’avez pas compris, alors que vous êtes persuadée du contraire.

En fait, si j’ai parlé en général des enfants, c’est en partie parce que vous pouvez parfois vous languir d’eux, souffrir, vous inquiéter, ce qui pourrait fatiguer votre cœur. Mais je ne pensais pas tant à eux qu’à votre petit Serioja. Je n’avais pas osé parler de lui, qui est si cher à votre cœur ; mais c’est votre façon de vous souvenir de lui qui manque de justesse et cela se répercute sur tout votre état d’âme. J’ai l’audace de croire qu’en tant que moine je connais relativement mieux que d’autres la lutte contre les pensées. Alors il me semble que si le souvenir de Serioja n’était pour vous que joie, parce qu’il a fait son salut et qu’il est un exemple vraiment instructif pour tous, cela serait agréable à Dieu et bénéfique pour vous. Cependant j’ai peur qu’il y ait aussi en vous quelque chose qui n’est ni agréable à Dieu, ni utile pour vous. Pardonnez-moi de vous le dire.

Vous me demanderez : qu’y a-t-il de mal dans ma façon le penser à Serioja ? Il n’y a rien de mal, mais il y a une erreur, comme celle que commettent parfois les gens qui prient Dieu de façon inappropriée. Une telle attitude peut être parfois nuisible, et non utile. Votre erreur, c’est que quand vous évoquez la mémoire du petit, vous y mettez une certaine imagination : vous vous le représentez tel qu’il serait s’il avait grandi, ce qu’il ferait, comment il serait aujourd’hui, etc. 
Deuxièmement, vous […] pensez que si vous ne le pleuriez pas, ce serait comme si votre amour passait, comme si vous étiez indifférente. Mais c’est une erreur. Il ne faut pas entretenir ce chagrin, il ne faut pas le cultiver. Après tant d’années passées à pleurer votre petit garçon, il vous est sans doute bien difficile de me comprendre et de concrétiser cela dans votre vie. 
Que le Seigneur vous donne l’intelligence et la force de le faire.

Remettez avec joie Serioja à Dieu. Dites à Dieu : « […] Mes entrailles ont servi à la naissance de ce garçon, mais il est à Toi, et je crois que Tu l’aimes plus que je ne l’aime ; aide-moi à me souvenir de lui et à ne prier que comme cela T’agrée. »

Si je vous ai fait mal, pardonnez-moi, mais je serais très content si vous écoutiez ma parole, qui est conforme à la volonté de Dieu. 
Faites comme je vous le demande. Demandez à Dieu son aide, et vous recevrez sa bénédiction. Dans l’amour du Christ, votre frère,

Hiéromoine Sophrony[1]
(31 janvier 1948)

Note

[1] Lettre n°5, extrait de Lettres à des amis proches, éditions du Cerf, p. 28-29.