Archimandrite Joachim ParrD’après la conférence donnée par l’archimandrite Joachim Parr à Saint-Pétersbourg en Russie (27.06.2011).

Partie 2

Dans la vie, beaucoup d’amis, de prêtres, me disent que je me comporte comme un fou, un peu comme les télé-évangélistes. Mais la différence est que, dans notre paroisse, il n’y a pas de panier pour faire la quête, pas de tronc sur lequel il est écrit : « Mettez votre argent ici ». Je dis simplement qu’au fond de l’église il y a des cierges et des prosphores, que vous pouvez les prendre, et que si vous le voulez et si vous avez les moyens, vous pouvez laisser quelque chose dans la boîte qui est à côté. Si vous voulez laisser de l’argent dans la boîte – faites-le, et si vous en avez besoin – prenez-en. Tout cela appartient au Seigneur, pas à nous. Le Seigneur pourvoit à nos besoins. Nous n’allons tout de même pas nous mettre dans la poche, de manière stérile, ce qu’Il nous donne et qui ne nous appartient pas. Un dimanche où je célébrais la divine Liturgie, un homme est venu et a commencé à prendre de l’argent dans la boîte. Une dame zélée a commencé à l’accuser de vol et j’ai dû intervenir pour la calmer. Et je lui ai dit : « Vous êtes le bien de l’Église, pas l’argent. Notre trésor, ce sont les paroissiens ; pas l’édifice dans lequel nous sommes, pas l’argent que nous avons collecté, mais les gens et leur amour pour le Christ, voilà le trésor de l’Église. » Nous nous appauvrissons au fur et à mesure que les gens aiment moins Dieu. Peu importe le nombre d’églises et que leur nombre ne cesse d’augmenter, si elles ne se remplissent pas d’hommes et de femmes qui aiment Dieu et qui plus est, s’aiment les uns les autres. Nous allons dans la mauvaise direction. Où allons-nous amener les personnes qui s’adressent à nous ? Dans des bâtiments ? À des cours ? Qu’allons-nous faire d’eux ? À quoi cela servirait-il ? Nous avons le grand Mystère de l’Eucharistie, la Sainte Communion au Corps et au Sang du Christ, qui est le centre de notre vie. Vivons-nous chaque jour dans l’attente de la communion, de la rencontre avec le Christ ? Si nous ne vivons pas de la sorte alors nous sommes orphelins de quelque chose. Il y a quelque chose d’essentiel qui nous manque.

J’ai déjà raconté cette histoire à Serge. Notre monastère est situé dans le centre de New-York, à Manhattan. A l’époque, j’avais reçu la bénédiction de chercher un endroit pour fonder le monastère, dans cette partie de la ville (la partie sud de Manhattan) qui est particulièrement touchée par la pauvreté, la drogue et l’alcoolisme et où l’on ne voit aucune église Orthodoxe. J’ai fini par trouver un immeuble aban-donné que, par miracle et sans entrer dans les détails, nous avons réussi à acheter. J’ai vécu la première année tout seul sans autres moines dans cet immeuble, sans eau, sans chauffage et sans électricité. Et comme à New-York en hiver, il peut faire très froid, j’ai accepté que des sans-logis viennent s’installer avec moi. Au premier étage, nous avions aménagé une pièce unique en fermant les fenêtres avec des planches parce qu’il n’y avait plus de vitres. Et près de dix-huit personnes vivaient dans cette pièce, sur des matelas et des lits de fortune. Rapidement, j’ai reçu une note de mon évêque qui me demandait de passer le voir le dimanche suivant après la divine Liturgie. Il me dit :
« Un prêtre a appris par quelqu’un que tu vivais dans une maison avec des hommes et des femmes qui sont des alcooliques, des drogués et des prostitués.
– C’est exact, les informations sont correctes.
– Mais où vis-tu ?
– Dans la maison que l’on a achetée !
– Tu ne peux pas faire cela !
– Pourquoi ?
– Parce que tu vas scandaliser les gens dans l’Église.
– Monseigneur, c’est précisément ne pas vivre avec ces gens-là qui serait un scandale !
– Tu dois déménager tant que tu n’auras pas de chambre personnelle. »

Des gens généreux m’ont prêté une chambre et j’ai pu déménager, mais j’allais travailler dans l’immeuble tous les jours. À New-York entre décembre et février, il peut faire moins dix-huit degrés la nuit et il est très difficile de survivre dans ces conditions sans un abri. Alors si on en propose un, il se remplit très vite. Ce premier hiver, parmi les gens qui n’étaient venus que pour s’abriter du froid, sept furent baptisés. C’est un chiffre de bon augure pour commencer une communauté. Je ne leur avais pas appris grand-chose, ils apprenaient au contact les uns des autres. Un jour l’un d’eux me demanda :
« Que t’est-il arrivé, homme de Dieu [preacher, проповедник] ?
– Que veux-tu dire ?
– Tout autour de notre immeuble, il y a partout des églises. Chaque magasin vide devient une église. Tous les pasteurs arrivent en voiture avec leurs chaussures brillantes et leurs costumes de soie. Ils nous enjoignent d’aimer Jésus, ramassent l’argent et rentrent chez eux, dans les beaux quartiers. Qu’est-ce que tu as fait de mal ? Tu as volé de l’argent ? Si tu vis ici avec nous, c’est que tu n’as pas toujours été un honnête homme de Dieu. »

Cela m’a rendu triste de constater que les gens arrivent à penser que l’Église est un business. Con-naissez-vous des gens qui pensent que l’Église est un business ? Et bien, rentrez dans une église : vous vous retrouvez dans une librairie où l’on essaye de vous vendre de l’huile bénite, de l’eau bénite, des cierges bénis, du pain béni …

Une des premières personnes à s’être installée dans la maison, et qui prie pour moi tous les jours, est venue me dire un jour qu’elle avait séjourné dans beaucoup d’églises avant d’entrer dans la nôtre et que nous étions les premiers à ne pas lui parler de l’Église ! Et je lui répondis qu’au contraire je lui parlais de l’Église tous les temps : à chaque fois que je lui disais bonjour, à chaque fois que je lui ouvrais la porte, à chaque fois qu’il s’asseyait pour manger. Il me rétorqua qu’il ne comprenait pas où je voulais en venir. Je lui dis : « À chaque fois, je te dis que le Christ est parmi nous ! » C’était un jeune japonais qui avait fait des études et qui était venu en Amérique pour devenir riche et célèbre. Il a rapidement sombré dans la drogue et l’alcool. Je l’avais rencontré alors qu’il fouillait dans nos ordures cherchant de la nourriture. Je l’ai prié de rentrer, mais il ne voulait pas, prétextant qu’il était trop sale. Il faisait très froid ; c’était un de ces jours de février où tombait une pluie qui gèle immédiatement. Il était glacé. J’ai fini par le convaincre de rentrer, d’aller se trouver des habits propres, de prendre une douche et de mettre ses affaires à laver. J’ai fini par lui demander pourquoi il était à la rue et il me raconta son histoire avec la drogue. Je lui proposais de rester pour le week-end, nous étions vendredi. Il déclina la proposition en me remerciant : il avait juste froid, faim et il était fatigué, mais il ne voulait plus de sermons. Je lui dis que moi aussi j’en avais assez des sermons, qu’il pouvait rester se reposer et que moi aussi j’allais me coucher. Il est resté quatre ans et demi. Il a été baptisé Nicolas en référence à Saint Nicolas du Japon. Il est ensuite parti en pèlerinage en Terre Sainte et est devenu moine au monastère de Sainte Catherine au mont Sinaï. Il est aujourd’hui retourné au Japon où il a fondé une communauté monastique. Tout ça sans aucun sermon ! Des miracles semblables sont arrivés à d’autres pensionnaires.

Le père Sabas qui m’accompagne me pousse toujours à raconter des histoires. [Le père Joachim aime bien raconter des histoires quand nous sommes réunis dans le jardin du monastère pour que nous apprenions la vie chrétienne à travers elles – aparté de père Sabas.]

Durant cette période de ma vie, j’ai eu de nombreux soucis. J’ai été volé plusieurs fois, on a braqué des armes sur moi, on a fait courir des rumeurs et j’ai fini par avoir un profond sentiment de découragement. Un dimanche, je célébrais la divine Liturgie et un prêtre s’est approché de moi et m’a demandé : « Pourquoi n’irais-tu pas voir notre évêque ? Il t’aime bien, il te trouvera une gentille paroisse bien placée où tu pourras gagner beaucoup d’argent et avoir ta voiture. » Et à ces mots, j’ai tout de suite compris que ce que je faisais était ce que je devais faire. Mes doutes se sont immédiatement évaporés. Ce qu’il me proposait n’était pas ce que je voulais, ce n’était pas l’Église !

Chers frères et sœurs, nous n’avons pas vraiment la foi. Et les gens ne croient pas que nous ayons la foi. Je vais vous raconter une histoire. Il était environ onze heures du soir, je dormais lorsque le téléphone sonne : c’est mon évêque. « Tu dormais, père ? » s’étonne-t-il bien qu’il connaisse mais horaires. « Oui, bien sûr, Monseigneur ». « Père, il y a une femme mourante à l’hôpital, il faut aller la confesser et lui donner la communion. » Je devais aller en métro des quartiers sud de Manhattan jusqu’au Bronx, à plus de onze heures du soir. Quand j’ai quitté l’hôpital, il était plus d’une heure du matin et j’ai repris le métro. Il traverse tout le Bronx, et bien qu’il n’y ait personne sur les quais à cette heure-là, il s’arrête à toutes les stations. Je vous rappelle que dans les années soixante, il y avait de nombreuses émeutes dans ce quartier. J’étais seul dans mon wagon lorsqu’à l’autre bout la porte s’ouvre et entre un homme de forte corpulence à la mine patibulaire. Le métro démarre. Il me dévisage durement, puis s’approche et vient me toiser de sa hauteur. Je me suis dit en moi-même que ce pourrait être ma dernière nuit. Il a regardé mon sac qui contenait mon épitrachile (étole) et un livre de prières.
« Qu’est qu’il y a dans le sac ?
– À peu près la même chose que dans ta tête !
– Quoi ?
– Rien ! » Il a souri et m’a dit :
« Alors tu n’as pas peur de moi ? »

Il s’est assis et nous avons commencé à parler.

« T’es sensé être qui, toi ?
– Un prêtre Orthodoxe.
– T’es juif ?
– Non, chrétien Orthodoxe.
– C’est comme catholique ?
– En quelque sorte, mais il y a des différences.
– Moi j’ai été catholique, mais je ne crois plus à “tout cela”.
– C’est quoi, “tout cela” ?
– Je ne crois plus à ce que disent les prêtres.
– Dis-moi les choses qu’ils disent et auxquelles tu ne crois plus, pour que je comprenne.
– Le prêtre catholique m’a dit que le prêtre pendant la messe change le pain et le vin en Corps et Sang du Christ. Tu ne crois certainement pas ça toi ?
– Si, bien sûr j’y crois.
– Alors les gens qui viennent dans ton église n’y croient pas !
– Bien sûr qu’ils y croient ! »

Alors il m’a longtemps dévisagé.

« Ils ne rentrent jamais à la maison, alors ?
– Comment ça, ils ne rentrent jamais à la maison ?
– C’est ce que je te dis : les gens qui viennent dans ton église ne rentrent jamais à la maison !
– Mais bien sûr qu’ils rentrent chez eux ! Qu’est-ce que tu racontes ?
– Si je croyais que Jésus Christ – Lui-même – se trouvait sur l’autel de l’église où je vais, pourquoi aller ailleurs ? Qu’ai-je besoin de plus ? Où ai-je besoin d’aller ? Tout ce que je veux dans la vie est là ! En fait vous ne croyez pas ! Si tu croyais vraiment, tu ne quitterais pas l’église. »

[à suivre …]