Mgr Antoine (Bloom)(Seconde discussion)[1]

Je voudrais diviser notre seconde discussion en deux : parler un peu de la confession en commun des premiers siècles, de la transparence de chacun devant les autres et la responsabilité que tous prenaient les uns pour les autres et comprendre comment nous en sommes arrivés à la forme de confession que nous connaissons depuis quelques centaines d’années ; puis confronter ensuite chacun d’entre nous, en commençant pas moi-même, aux grandes figures de l’ancien testament en ce qu’elles sont représentatives de nos péchés communs et en ce qu’elles peuvent nous permettre de nous en délivrer.

Je vous ai déjà dit que la transparence que l’on pouvait voir dans l’Église primitive n’existe plus aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’à un certain moment, quand l’Église a cessé d’être persécutée, quand il a cessé d’être dangereux d’être chrétien, Elle a accueilli une foule de personnes qui n’auraient jamais osé s’En approcher du temps des persécutions, qui n’auraient jamais osé se déclarer disciples du Christ, témoins du Christ dans un monde qui Lui était hostile. Il est devenu alors impossible de se confesser publiquement comme on le faisait avant ; toute tentative aurait eu pour conséquence un rejet de la communauté chrétienne, la suspicion, la curiosité et la haine. Cela nous indique quel affaiblissement, quelle perte d’unité et d’intégrité la communauté chrétienne a alors subis. Et ce phénomène c’est ensuite aggravé à chaque siècle. Nous devons nous interroger là-dessus, dans la mesure où chacun de nous est personnellement appelé à témoigner du Christ, à être au milieu des autres une image de ce qu’a été le Christ, ne serait-ce que timidement. Le Christ nous a dit : « Voilà que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups ». Et quelle attitude avons-nous : honteuse et peureuse ? ou bien entreprenante et prête au sacrifice ?

À la suite de la situation qui est apparue dès le IVe siècle, la confession change progressivement de forme. Historiquement, les évêques locaux ont commencé à recevoir seuls les confessions qui ne pouvaient plus avoir lieu publiquement. Ils les écoutaient au nom de toute l’assemblée, pas à un titre personnel et pas seulement au nom de Dieu, mais à la fois au nom du Christ Lui-même invisiblement et mystérieusement présent à ce moment d’ouverture des pensées et du cœur, et au nom de la communauté qui était devenue incapable de porter la croix de ses fidèles. Petit à petit, cette tâche réservée initialement aux évêques est passée aux plus expérimentés des prêtres. C’est ainsi qu’est née la confession sous la forme que nous connaissons aujourd’hui.

A cela s’ajoute quelque chose qui aggrave encore, de mon point de vue, la situation : au final les gens qui viennent voir un prêtre pour se confesser face au Christ, passent devant la file de tous les gens qu’ils ont peinés, abaissés et blessés. Peu d’entre nous ne pèchent que contre Dieu uniquement, la plupart de nos péchés consistent dans l’abaissement et l’agression de notre prochain. Nous confessons notre impatience, nos mensonges, notre égoïsme et beaucoup d’autres manquements, mais ces manquements se font au détriment de notre prochain. Mais lors de la confession, nous venons face à Dieu en passant devant notre prochain, sans nous en préoccuper. Premièrement nous devons admettre que nous n’avons pas le droit d’aller nous confesser face à Dieu de ce que nous avons fait, si au paravent nous ne sommes pas aller voir ceux à qui nous l’avons fait et devant qui nous sommes fautifs, ceux contre qui nous sommes fâchés, et que nous n’avons pas fait la paix avec eux. Se confesser devant Dieu de nos péchés, n’ayant pas fait la paix avec ceux qui sont la cause de ces péchés ou qui en sont les victimes, n’a simplement aucun sens ; ou alors il faut que cette confession soit la prémisse de cette réconciliation.

J’ai dit qu’un homme peut être soit la cause soit la victime. Effectivement, il nous faut parfois nous réconcilier avec ceux devant qui nous sommes fautifs ; d’autres fois, il se trouve que nous soyons dans l’obligation d’aller trouver quelqu’un et de lui dire : « Mon âme est en ébullition ; j’ai de l’amertume, de la colère, une tempête de pensées fait rage en moi à cause de ce que tu m’as dit ou fait ; peux-tu me guérir, peux-tu m’aider à te pardonner ? » C’est très important, et chacun devrait réfléchir à cela, parce que nous sommes blessés non seulement par nos péchés, mais aussi par ceux des autres. Nous sommes toujours blessés à deux, jamais en solitaire.

C’est pour cela que celui qui va se confesser devrait se poser la question : « qui ai-je blessé et qui m’a blessé ? » Et faire tout ce qui est en son pouvoir pour se réconcilier avec eux, même au risque de l’humiliation de soi. Et alors seulement, venir vers Dieu et dire : « de mon côté, j’ai fait tout ce que j’ai pu, maintenant je Te demande me pardonner, de m’aider et de me guérir ».

J’utilise volontairement le mot « humiliation ». On raconte que lorsque Dimitri Donskoï se préparait à combattre la Horde des mongols, il est venu demander une bénédiction à saint Serge de Radonège qui lui demanda : « Est-ce que tu as fait tout ce qui est en ton pouvoir pour éviter l’effusion de sang ? » Dimitri lui répondit : « Oui ». « Es-tu allé jusqu’à t’humilier personnellement », « oui » lui répondit Dimitri ; « Dans ce cas là je te donne la bénédiction ». Il est très important de se souvenir de cela ; parce qu’en la matière, la seule chose qui puisse sauver notre âme et l’âme de notre prochain, c’est la disposition que nous aurons à nous laisser humilier, nous préoccupant uniquement de sauver notre prochain de la tentation qui est apparue entre lui et nous.

Je voudrais encore ajouter quelque chose qui peut-être vous paraître étrange ou en tout cas inhabituel. Avant de d’obtenir le pardon de Dieu, il faut se demander si de notre côté nous pardonnons à Dieu pour la vie qu’Il nous fait mener. La question peut paraître étrange et même blasphématoire, mais en confession on entend si souvent : « Voilà mes péchés, mais comment voulez-vous que je ne pèche pas, alors que tout dans ma vie m’y contraint, que ma vie ne vaut rien et que tout va de travers ? » En fin de compte, cela veut dire : « Dieu ne m’a pas épargné ; Il a créé des circonstances telles que je n’avais pas d’autre choix que de pécher ! Je me repens d’avoir péché, mais au final c’est Dieu qui est fautif ». J’ai parfois répondu ces à gens-là : « Je ne peux pas vous donner la prière d’absolution, à moins que vous ne réfléchissiez sur ce que vous venez de dire et que vous ne disiez : Seigneur, je Te demande pardon, mais je Te pardonne aussi tout ce que je ne T’ai pas pardonné jusqu’à présent : le fait que tu m’aies créé, que tu m’aies fait naître, que tu aies rendu ma vie aussi effrayante, que je vive à une telle époque et que je sois désespéré ».

Cela pourrait vous paraître blasphématoire, mais en même temps c’est très réaliste, parce que se confesser c’est se réconcilier. Quand nous demandons pardon à un homme, et plus encore à Dieu, nous ne Lui disons pas : « Nous voilà devenus parfaits et Tu peux nous accueillir maintenant comme tes amis fidèles, réconciliés et rénovés ». On dira plutôt : « Seigneur, je suis venu me dévoiler devant Toi, je suis venu Te parler de tout ce qui en moi est sombre, sale, ténébreux et souillé ; et je Te prie de me guérir ». Et quand le Christ nous dit qu’Il nous pardonne, cela veut dire qu’Il est prêt à nous accepter tels que nous sommes, à nous prendre sur Ses épaules et à nous porter dans l’enclos en sûreté, comme il est dit dans la parabole du bon Pasteur qui recherche la brebis perdue, la prend sur Ses épaules et la rapporte au milieu des autres. Il est aussi prêt, et c’est encore plus terrifiant, à nous prendre sur Ses épaules comme Il a pris Sa croix, et à mourir sur cette croix comme Il est mort pour nous et à cause de nous en disant : « Pardonne-leur Père car ils ne savent pas ce qu’ils font ».

Si c’est en ces termes que nous pensions à la confession, si nous envisagions le pardon dans ces catégories-là ou avec ces images-là, nous ne pardonnerions pas aussi facilement et nous ne demanderions pas pardon à la légère. Parce que le pardon est un acte qui engage sa responsabilité. Il signifie : j’ai assez de considération pour toi comme icône de Dieu, je t’aime suffisamment d’un amour sacrificiel, tel que tu es, pour te prendre sur mes épaules avec tes défauts et tes insuffisances, pourvu que tu guérisses.

Le pardon n’est pas ce court instant où l’on se dit facilement : « Oublions tout ! ». Non il ne faut pas oublier, car oublier c’est nécessairement remettre l’autre, d’ici un temps plus ou moins long, dans la même situation que celle qui l’a fait chuter aujourd’hui. Il faut au contraire se souvenir de la faiblesse de l’autre, de ses blessures, des dangers qui l’entourent et être prêt à le porter toujours, parce qu’en définitive lui et moi, nous sommes un.

Si nous envisagions la confession de ce point de vue, nous prendrions un long temps de réflexion sur nous-mêmes, nous examinerions attentivement nos relations avec chacun, nous questionnerions le sens que nous donnons à la vie et à chacun de ses événements, et nous accomplirions ce premier effort : se réconcilier. Il ne s’agit pas d’accueillir passivement son prochain, mais au contraire de venir au devant de lui, avec créativité, et faire tout ce qui est notre pouvoir, allant jusqu’à l’humiliation, pour que l’autre puisse lui aussi nous accueillir, parce que ce n’est pas chose aisée que la réconciliation.

Enfin réconcilié avec les autres, et ainsi réconcilié avec sa conscience, venir se confesser, se tenir devant Dieu et Lui dire : « maintenant il me reste deux choses. Je renie ma vie passée, mais ce passé je le prends sur moi comme une maladie qui n’a pas encore guéri et contre laquelle je vais lutter. Je Te demande de confirmer et d’affermir le pardon que j’ai obtenu de mon prochain et celui que je lui ai donné, consolide-les par la force de Ton pardon. Aide-moi à guérir ; vois mes efforts et entends mon cri : aide-moi !». Toute confession doit devenir, d’une part, un bilan du passé, d’autre part, un programme pour la lutte future, pour la victoire sur soi au nom de Dieu et de son prochain.

Je voudrais maintenant parler d’autre chose. Dans l’ancien testament, il y a tout un cortège de figures que l’on devrait considérer attentivement et qui pourraient, d’une certaine façon, servir à nous juger et à nous interroger : est-ce que je leur ressemble ?

J’ai déjà mentionné Caïn, à qui nous ressemblons à chaque fois que nous souhaitons évincer quelqu’un, ou qu’il disparaisse de notre vie, ou qu’il n’est jamais existé : c’est un meurtre. Avant cela, souvenons-nous de la chute d’Adam. Il s’est détourné de Dieu pour devenir matière et se consacrer uniquement au monde matériel. Ne faisons-nous pas comme lui ? Cela ne veut pas dire que nous devons être étranger à ce que Dieu à créé, pas du tout. Mais souvenons-nous du Christ : Il a pris part à la vie du monde qu’Il avait créé Lui-même ; ce monde déchu par la faute de l’homme, Il l’a habité pour y faire revenir l’harmonie divine, pas pour faire entrer le monde déchu dans le Royaume de Dieu ; pas pour faire entrer le monde déchu dans notre vie personnelle, familiale, communautaire, et encore pire dans la vie de l’Église.

D’autre part, ne sommes nous pas comme Adam qui ayant désobéi et s’étant détourné de Dieu, s’étant plongé dans le terrestre, s’est caché de Dieu lorsque Celui-ci le cherchait au paradis. Si l’on s’imagine qu’on ne le fait pas, on se ment ! Car à chaque fois que nous nous retournons vers notre monde déchu, abîme et argileux, nous choisissons ses valeurs, ses jugements et son mode de vie – nous fermons alors les yeux sur la présence divine. Nous obligeons notre conscience à se taire, nous obligeons Dieu à se tenir à l’écart ou bien c’est nous qui nous cachons de Lui. C’est ainsi qu’ont procédé les gardes romains qui flagellaient le Christ, ils Lui ont bandés les yeux et Lui demandaient : « Dis-nous qui t’a frappé ». N’est-ce pas ce que nous faisons d’une manière ou d’une autre ! ? Nous ne bandons pas les yeux de Dieu, mais nous fermons les nôtres, nous Lui tournons le dos, nous nous mettons à l’écart dans l’ombre pour accomplir les œuvres des ténèbres. Voilà ce que nous pouvons apprendre de l’exemple d’Adam.

Ensuite viennent Caïn et Abel. Qu’est-ce qui les distingue ? Caïn s’est complètement assujetti à la création et quand il voit combien Abel est libre, comment il vit des fruits de la terre sans en être prisonnier, combien sa conduite est agréable à Dieu alors que lui est ignoré, il ne se remet pas en cause ; il maudit son frère et le tue. « S’il n’avait pas existé, je n’aurais pas été jugé, et il n’y aurait pas eu cet autre qui me fait de l’ombre par son existence, par ce qu’il est. »

Reportez-vous à la parabole des appelés et des élus : l’enracinement de l’homme dans le terrestre, son assujettissement par la terre, son assujettissement par son travail, sa vocation, son bonheur et peut-être même par son malheur.

Ensuite vient Lamech qui s’est écrié : si Caïn doit être vengé sept fois, Lamech doit l’être soixante dix-sept fois.[2] Est-ce que l’on ne trouve pas cela en nous ? Est-ce que l’on ne bout pas intérieurement de colère, ruminant vengeance et amertume quand on nous agresse, nous humilie, ou quand nous sommes désespérés par un événement ou par quelqu’un ? Ne cherchons-nous pas à rendre les coups ? Oh, bien sûr nous ne sommes pas des meurtriers ; mais combien de poison il peut y avoir dans une parole glaciale, dans la façon que nous avons de nous détourner de quelqu’un ou dans notre regard ? Voilà quelles formes peut prendre notre rancune, mais il y en existe d’autres : faire volontairement du mal à quelqu’un, dire des méchancetés sur lui, propager des rumeurs sur lui, le dénigrer auprès des autres, sans parler du fait que, sous une forme ou sous une autre, nos manigances finissent par atteindre le malheureux. Il faut que chacun garde cela présent à l’esprit.

Puis vient le déluge. Que c’est-il passé ? Dieu nous dit que l’homme est devenu tellement charnel qu’il ne reste plus rien de spirituel en lui, il n’a plus d’élan vers le ciel. L’homme n’est plus qu’un objet, il ne doit plus exister. Cette humanité-là est non seulement défigurée, mais elle est aussi une impasse.[3]

Quelle est notre situation ? Dans quelle mesure vivons nous charnellement et avons-nous cessé de vivre spirituellement ? Cherchons-nous toujours Dieu, visitons-nous encore les profondeurs de notre âme, nos aspirations sont-elles tournées tout ce qui est essentiel et véritable, vers la vie ? Que nous reste-t-il de ses choses-là ? Ou bien sommes-nous devenus charnels, presque des objets, ne vivant que de choses terrestres ? Et n’allons pas nous justifier en disant : « Mais nous allons à l’église ! Nous prions ! ». Que demandons-nous dans nos prières ? Le confort, la santé, le bonheur, le notre et celui de nos proches. Mais quelles décisions prenons-nous nous concernant, renonçons-nous à nous-mêmes pour vivre avec Dieu, comme nous pouvons renoncer à nous-mêmes pour être avec quelqu’un ? Je ne donne ici qu’un exemple, mais chacun peut en sondant les profondeurs de sont âme, s’observer dans ce contexte biblique.

Beaucoup plus loin on trouve le récit de la femme de Lot. Il n’y avait rien de mal en elle, avec Lot et sa suite, ils ont quitté Sodome et Gomorrhe, villes où le mal et le péché avaient atteint un tel paroxysme qu’elles ne pouvaient plus échapper à la destruction. En quittant ces villes, il avait été dit à Lot et à sa femme de partir sans se retourner ; d’aller là où Dieu leur avait commandé, pas là où la curiosité attire les yeux. La femme de Lot s’étant retournée est devenue une statue de sel. Elle n’a pas été changée, mais elle est restée en sel, au sens où le Christ nous dit que le sel conserve de la pourriture et de la décomposition. Mais elle est restée un sel mort, la vie l’a quittée parce qu’elle avait cessé de regarder dans la direction dans laquelle Dieu l’appelait, elle s’est retournée pour voir ce qui allait se passer, ce qui se passe quand Dieu n’est plus là – dans le péché.

Combien de fois faisons-nous, nous aussi, preuve de cette curiosité destructrice. Nous intéressons à toutes ces choses qui s’avèrent être en fait décomposition, pourriture, mort, péché, méchanceté, éloignement de Dieu ! Nous croyons que cela ne nous souillera pas et que nous resterons indemnes, tels que nous étions. Nous continuons de croire en Dieu, nous continuons à vouloir le bien – sommes pour une grande part du sel, mais du sel mort – il n’y a pas de vie en nous. Parce que la vie n’est que dans l’élan vers Dieu, que dans notre acquisition de Dieu et notre familiarité avec Lui. Regarder dans la fosse et en même temps scruter les profondeurs divines est impossible. Posons nous encore une dernière question.

Alors, existe-t-il un espoir, existe-t-il des figures bibliques que l’on pourrait prendre pour modèles ? Oui ! Je vais vous en donner deux : Abraham et Jacob.

Abraham était un païen. Lorsqu’il entendit la Voix de Dieu l’appelant, il n’entendit pas un son, il sentit une voix au plus profond de son âme. Trois fois il fut appelé ; il s’est levé et il est parti là où Dieu l’appelait, là où Il le conduirait ; il crut en Dieu, il Lui fit confiance. Dans le 11e chapitre de l’épître aux Hébreux, la foi se définie comme la ferme assurance dans les choses que l’on ne voit pas[4]. Abraham avait une ferme assurance dans ce qu’il avait entendu, et il a suivi Dieu par tous les chemins qu’Il lui a fait traverser.

Deuxièmement, Dieu lui promit un fils et à travers ce fils, une descendance innombrable. Or lorsque l’enfant eu grandi, Dieu lui demanda de Lui offrir Jacob en sacrifice sanglant. Abraham ne s’est pas mis à discuter la volonté de Dieu ; il croyait plus en Dieu qu’aux paroles qu’il entendait ; il croyait plus en Dieu, qu’en sa compréhension de Dieu. Dieu, devant Qui s’offraient volontairement les destins d’Abraham et de son fils, a alors pu trouver une façon de surmonter l’impossible, et cela uniquement parce qu’Abraham fit confiance à Dieu et s’abandonna entièrement à Lui.

Après cela, après s’être complètement enraciné dans la foi par cet abandon sans condition, Abraham commença être initié aux mystères de Dieu : l’apparition des trois Anges au chêne de Membrée, qui bien qu’étant trois parlaient au singulier, de même qu’au début de l’Ancien Testament au entend le Dieu-Un parler au pluriel : « Faisons l’homme à Notre image, selon Notre ressemblance »[5]. Ici Trois Anges disent « Je ». C’est Dieu qui parle. Abraham connut Dieu comme Dieu Unique en Trois Personnes.

Durant sa vie Abraham apprit de Dieu la compassion et l’amour. Ainsi lorsque Dieu lui apprit qu’Il allait détruire Sodome et Gomorrhe, Abraham commença à implorer la pitié de Dieu : s’il reste cinquante, voire vingt, voire dix justes, est-ce que Tu vas réellement détruire ces villes ? Pensez-vous qu’Abraham, par sa sensibilité humaine, remettait en cause le courroux divin ? Non ! Il avait déjà en partie acquis l’amour de Dieu, la compassion divine et il offrait à Dieu ce que Celui-ci lui avait donné.

Et pour finir, la figure de Jacob : le combat de Jacob avec l’Ange durant la nuit. Combien de fois sommes-nous dans les ténèbres, combien de fois la foi, Dieu, la providence divine s’obscurcissent et deviennent incompréhensibles. Combien de fois avons-nous pu dire avec Job : « Seigneur, je ne Te comprends plus ! » C’est bien dans des ténèbres semblables que se trouvait Jacob. Il s’est accroché, il s’est littéralement emmêlé avec l’Ange ; il a voulu le vaincre et comprendre. Il s’est battu toute la nuit et à l’aurore, quand il s’est rendu compte avec Qui il se battait, il Lui a juste demandé : « Quel est Ton Nom ? »[6] Il a voulu connaître le Nom de Dieu, parce que dans l’Ancien Testament, dans toute l’antiquité, le nom était étroitement lié à l’essence de la personne, qu’il soit Dieu ou homme. Il a voulu connaître Dieu tel qu’Il est ; en utilisant les mots de saint Pierre, il a sans doute voulu s’unir ainsi à la nature divine[7]. Mais c’était encore trop tôt, il fallait tout d’abord que Dieu s’unisse à la nature humaine. Et l’Ange ne lui pas donné de réponse, il n’a pas prononcé de nom. Plus tard, Moïse entendit quelque chose du genre : « Je suis Celui qui est »[8]. C’est tout ce que l’on peut savoir. Mais Jacob n’a pas renoncé alors à la lutte, ni à la farouche volonté de savoir, même au prix de la déception.

Quand nous sommes dans la nuit et le doute, faisons-nous toujours preuve d’assez de constance, de fidélité, de force de caractère, de volonté, de renoncement à soi, afin de connaître Dieu quoi que cela nous coûte, quel qu’Il puisse nous apparaître quand viendra l’aurore ? Ne reculons-nous pas au contraire trop facilement en disant : « Seigneur, Tu ne veux pas te dévoiler ! Tu es inconnaissable ! Je vais me contenter du peu que je connais déjà de Toi, je vais demander des récompenses pour mes efforts – mais être un fils pour Toi, c’est au dessus de mes forces ! » Alors que nous ne sommes appelés à être ni des esclaves, ni des métayers mais des fils et des filles par le repentir, c’est à dire par un renoncement à tout en Dieu, en commençant par soi et par le cheminement dans la volonté de Dieu et non dans la sienne. Réfléchissons à ces figures, à ces appels que nous lance l’Ancien Testament, parce que par notre vie intérieure, par notre manière de vivre nous appartenons encore pour une grande part à l’Ancien Testament. Le Nouveau Testament, nous l’entendons à chaque liturgie, chaque dimanche, à chaque fête au travers des lectures de l’évangile et des épîtres. Observons combien nous ne nous sommes toujours pas convertis, bien que nous soyons baptisés, bien que nous communions, bien que nous nous confessions, bien que nous fréquentions une église. Pour une grande part, nous sommes des êtres de l’Ancien Testament, et pas de ceux qui ont vaincu, mais de ceux qui se battent encore désespérément, et plaise à Dieu que nous soyons parmi ceux qui se battent encore et non parmi ceux qui sont déjà vaincus.

Je terminerai là-dessus cette deuxième discussion, et j’espère que vous réfléchirez à ce qui s’est dit aujourd’hui. Je vais maintenant vous demander d’observer de nouveau une période de silence. Après cela nous nous rassemblerons au milieu de l’église pour une confession commune. Une confession commune, c’est le moment où nous nous reconnaissons membre d’un même corps et que les péchés de l’un sont aussi les péchés de l’autre, parce que nous sommes tous responsables les uns pour les autres. Je vais essayer de me confesser le plus sincèrement que je le peux ; pendant cette confession il y aura des périodes de silence durant lesquelles chacun pourra confesser devant Dieu son propre état, dans le contexte de ce qui a déjà été dit en commun. Après il y aura encore une petite période de silence pour que chacun puisse encore prier en lui-même et se tenir dans le repentir devant Dieu. Ensuite je prononcerai une prière commune d’absolution et ceux qui auront participé à cette réunion de prière pourront communier demain aux Saint Dons.

Si quelqu’un veut néanmoins se confesser individuellement, qu’il y réfléchisse-bien, parce qu’il lui faudra alors faire ce que je vous ai dit tout à l’heure, ce que chacun d’entre-nous devrait faire avant une confession individuelle : se réconcilier avec tous les proches qui lui sont accessibles ; réparer, dans le mesure de ses possibilités, tout le mal et tous les torts qu’il a faits et qu’il continue peut-être de faire ; et venir ensuite personnellement, et non pas au milieu d’une foule de pécheurs repentants (c’est ainsi que saint Ephrem le Syrien définit l’Église), mais au milieu des membres responsables du Corps du Christ, qui renient personnellement tout mal devant Dieu et commencent une nouvelle vie, quoi que cela leur coûte.

Notes

[1] Première des deux discussions que Mgr Antoine (Bloom) a eues avec ses paroissiens le 30 décembre 1989 lors d’une veillée de préparation à la confession avant la fête de Noël. Dans la pratique paroissiale de Mgr Antoine, à l’occasion des fêtes de Pâque et de Noël, on consacrait une journée entière à des discussions spirituelles, suivies de temps de réflexion silencieuse, de prière personnelle et qui se terminaient par une confession qui avait lieu en commun.

[2] voir Gn 4,24

[3] Gn 6,3 …

[4] Heb 11,1

[5] Gn 1,26

[6] Gn 32,24-29

[7] 2P 3,14

[8] Ex 3,14