Grâce sacramentelle et effort personnel[1]

Le fondement de notre vie dans le Christ est le sacrement de baptême, ou, plus exactement, l’ensemble des trois sacrements de l’initiation chrétienne : baptême, chrismation et eucharistie, que l’usage antique ne séparait pas. C’est par le baptême que s’accomplit la mort du vieil homme et la prise de possession de notre être par le Christ ressuscité. Le baptême nous délivre de l’emprise de Satan, nous fait mourir au péché et fait de nous des fils de Dieu, rendus participants de sa nature. La chrismation scelle l’œuvre accomplie au baptême en nous donnant la force de l’Esprit-Saint pour agir selon l’être nouveau qui nous y a été conféré ; elle nous arme en vue des luttes de l’ascèse et du témoignage à porter dans l’Église. L’eucharistie enfin est le symbole efficace de la consommation de l’union nuptiale de l’Église et de chaque être avec le Christ, et de l’unité de tous dans son Corps.

Cependant, les sacrements ne remplacent pas l’effort personnel de l’homme ; au contraire, ils l’exigent, en le suscitant et en le soutenant. Ils ne nous confèrent pas la vie nouvelle en son état achevé : leur grâce propre est comparable à une semence qui doit germer et porter du fruit, par notre libre coopération. Comme l’explique saint Maxime le Confesseur : « Le saint Apôtre nous dit que le Christ habite en nos cœurs par la foi et que, d’autre part, tous les trésors de la sagesse et de la connaissance sont cachés en lui[2] ; par conséquent, tous ces trésors sont dans nos cœurs, mais cachés : ils ne se révèlent au cœur que dans la mesure où chacun se purifie par les commandements »[3].

Aussi le chrétien doit-il prendre sa croix et suivre le Christ, afin de réaliser personnellement le mystère sacramentel par le libre consentement de sa liberté aux exigences de Dieu, exprimées à la fois par les commandements de la loi évangélique et par les sollicitations intérieures de l’Esprit-Saint. C’est en obéissant à ces commandements, c’est aussi en faisant de la souffrance et de la mort assumées volontairement et non plus subies par contrainte, le signe de son renoncement à tout égoïsme et de son amour filial pour le Père et fraternel pour tous les hommes, que le chrétien fera passer toujours davantage dans le détail quotidien de son existence le mystère de mort et de vie auquel il a été initié dans la célébration sacramentelle. Pour être vraiment nôtre, la sainteté à laquelle nous avons été appelés doit être le fruit de la constante synergie (coopération) de notre volonté libre et de la grâce divine. C’est pourquoi elle sera progressive, elle comportera des degrés et des étapes que les maîtres spirituels se sont toujours appliqués à discerner, car les âmes devront être guidées d’une manière différente selon le stade où elles se trouvent.

La phase active de la vie spirituelle

Le baptême délivre l’homme de la captivité du démon et lui confère le germe de la vie nouvelle ; mais il laisse subsister en lui la concupiscence, l’attrait désordonné vers les satisfactions égoïstes. Certes, cet appétit des jouissances terrestres n’a plus le caractère nécessitant de la « loi du péché » qui entraînait irrésistiblement vers le mal l’homme non racheté ; l’Esprit-Saint qui habite en son cœur éveille déjà en lui une attirance surnaturelle vers Dieu et les choses de Dieu qui le fortifie contre les séductions de l’amour-propre et des plaisirs sensibles, et lui permet d’y résister victorieusement.

Néanmoins, durant les premières phases de la vie spirituelle, l’attrait pour les réalités de ce monde reste trop vif encore, et l’attirance de l’Esprit-Saint se situe en des profondeurs trop secrètes pour que l’âme puisse prendre conscience de cette motion divine. Ordinairement, la volonté de Dieu lui apparaît plutôt comme une loi qui s’impose à l’homme de l’extérieur, et à laquelle il se soumet en faisant violence à ses tendances spontanées, dont la source demeure impure. Malgré sa présence en lui de l’Esprit-Saint, secrètement agissant, le chrétien en est encore, au plan de la conscience psychologique, à un régime d’extériorité qui rappelle le climat de l’Ancienne Alliance plus que celui de la Loi nouvelle inscrite dans les cœurs. Les anciens maîtres spirituels estimaient généralement qu’à ce stade où l’amour de Dieu n’a pas encore pris toute sa force dans l’âme, la pensée de la mort, la crainte du jugement et l’espérance des récompenses divines, gardaient un rôle nécessaire et important pour maintenir l’homme en état de conversion et stimuler son énergie. Ces motifs, tout imparfaits qu’ils soient, aident à dépasser les raisons purement humaines de faire le bien et d’éviter le mal, et permettent d’accéder déjà à une existence plus personnelle. « Un ancien a dit : L’homme qui a continuellement la mort devant les yeux vainc la peur de l’effort »[4] ; et : « Les Pères ont dit qu’un homme acquiert la crainte de Dieu en se souvenant de la mort et des châtiments, en examinant chaque soir comment il a passé la journée et chaque matin comment il a passé la nuit » [5].

Parfois, la grâce éveillera dans le débutant une ferveur sensible qui l’aidera dans la lutte. Mais, parce que sa sensibilité n’est pas encore assez purifiée, il subsiste ordinairement dans cette ferveur beaucoup de recherche subtile et inconsciente de soi-même. Nous formons alors des rêves généreux de sainteté où l’amour-propre trouve à se satisfaire, mais nous prêtons moins d’attention aux exigences concrètes et très humbles du moment présent, et nous risquons d’être sévères dans nos jugements sur le prochain. Il importe alors de ne pas nous abandonner sans discernement aux mouvements intérieurs et aux attraits que nous ressentons, fussent-ils forts et persistants ; nous devons nous en remettre, avec une âme entièrement détachée et disponible, au conseil d’un Père spirituel, sans nous imaginer connaître mieux que lui ce qui nous est utile.

Le retrait de ces consolations sensibles est d’ailleurs un aspect de la pédagogie divine ; il contribue à enraciner l’âme plus fermement dans le bien et à la faire passer du stade de l’amour sensible à un amour plus spirituel et plus stable. C’est aussi le sens de toutes les tentations ou épreuves, quelles qu’en soient les formes concrètes : difficultés de l’obéissance, de la vie en communauté, tentations de la chair, épreuve de la solitude, acédie, échecs, maladies. Leur but est de faire prendre conscience à l’homme de son état de pécheur, de le détacher de sa volonté propre, de lui faire perdre sa confiance en lui-même, pour lui apprendre progressivement à tout attendre de Dieu seul, à ne compter que sur sa grâce.

Plus importantes pour notre progrès spirituel que la ferveur sensible, toujours ambiguë, seront les instants, encore fugitifs, où nous nous sentirons soudain, au cours d’une lecture, à l’office, dans l’oraison, après un acte de renoncement ou en toute autre occasion, ramenés soudain au fond de notre cœur par une touche intime de l’Esprit-Saint. Ces visites divines sont vraiment « le temps favorable, le jour du salut »[6], où il convient non plus de produire des actes réfléchis et délibérés, mais d’écouter ce que le Seigneur dit au-dedans de nous, par les impressions et les mouvements qu’il suscite en notre cœur. Il suffit alors d’adhérer paisiblement et silencieusement à ces inspirations, qui nous incitent toujours à renoncer à tout esprit propre et à nous livrer sans réserve à sa volonté à travers toutes ses manifestations.

En dehors de ces instants où la grâce nous ramène elle-même à notre cœur, nous devrons faire continuellement violence, sans raideur ni crispation, non seulement à nos mauvais instincts, mais encore à certaines de nos tendances spontanées les plus légitimes, lesquelles pourraient cependant entraver plus ou moins notre don total au Christ. Il ne peut exister de vraie vie spirituelle sans cette grande énergie dans le combat et cette violence évangélique [7] : « Un ancien a dit : Se faire violence en tout, telle est la voie de Dieu et le travail du moine »[8] et saint Jean Climaque définit la vie monastique : « Une violence continuelle faite à la nature »[9].

Tel doit être le régime de notre vie spirituelle tant que notre cœur n’est pas encore vraiment purifié. Vouloir faire l’économie de cette phase active et de ces exigences serait construire notre édifice sur de l’imaginaire et de l’irréel. Autant nous devons fuir le volontarisme et le pélagianisme qui nous feraient nous confier dans nos propres efforts, autant nous devons être attentifs aux divines inspirations et y consentir, autant aussi nous devons éviter le quiétisme qui nous inciterait à attendre passivement cette inspiration sans rien faire de nous-mêmes. Dieu attend de nous cet effort de notre volonté ; c’est la seule expression authentique, non illusoire, de notre désir et de notre appel vers lui ; c’est aussi la seule chose qui dépende de nous. Le succès, et à plus forte raison le goût et l’expérience de la divine présence, sont de purs dons de Dieu : nous ne saurions les provoquer artificiellement. Néanmoins, nous pouvons être certains que, « si l’âme accomplit tout ce qui dépend d’elle, il est impossible que Dieu ne fasse de son côté ce qu’il faut pour se communiquer à elle »[10]

L’image la plus évocatrice de cette phase de la vie spirituelle est sans doute celle, utilisée par Thérèse de Lisieux, de l’enfant qui lève inlassablement son petit pied pour gravir un escalier aux marches trop hautes pour lui, mais qui ne se décourage pas de ses échecs, dans la certitude que son père, touché par sa bonne volonté, finira par venir le prendre dans ses bras[11]. […]

Notes

[1] Extrait de : Nous avons vu la vraie Lumière, père Placide Deseille, L’Âge d’Homme

[2] cf. Ep., 3, 17 et Col., 2, 3

[3] St Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, 4, 70 SC 9, p. 167

[4] Apophtegmes, N. 121 Guy, p. 408, n° 40

[5] St Dorothée de Gaza, Instructions, IV, 52 SC 92, p, 231

[6] 2 Co., 6, 2

[7] cf. Mt, 11, 12

[8] Apophtegmes, Martin de Dumio 92 et N. 102 cf. Guy, p. 406, n. 19

[9] St Jean Climaque, L’Échelle sainte, Degré 1, 12 ; PG 88, 633 c.

[10] Jean de la Croix, La vive flamme d’amour, dans Œuvres spirituelles, trad. Grégoire de Saint Joseph, Paris, 1947, p. 104

[11] Références dans C. de Meester, Dynamique de la Confiance, Paris, 1969, p. 273