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La pureté du cœur, porte de la contemplation[1]

La phase active de la vie spirituelle est moins une étape provisoire devant être définitivement dépassée un jour, qu’un aspect fondamental de cette vie, auquel nous devrons revenir simplement, lorsque le besoin s’en fera sentir. Néanmoins, si nous nous efforçons généreusement de pratiquer les commandements du Seigneur, nous obtiendrons peu à peu la « pureté du cœur », qui est un don gratuit de Dieu. Nous découvrirons peu à peu en nous, dans une zone de notre être plus profonde que l’affectivité sensible, dans le « lieu du cœur », un attrait spontané, constant et fort, vers la charité, le don de soi, l’humilité, l’obéissance et toutes les vertus chrétiennes ; nous entendrons sourdre en nous comme une eau vive qui murmure : « Viens vers le Père »[2]. Nous nous sentirons attirés à nous reposer et à nous complaire en ces attraits divins, et nous découvrirons comme d’instinct la manière de les mettre en œuvre dans les circonstances concrètes de notre vie, sans qu’il soit besoin de multiplier les considérations, les raisonnements et les efforts de volonté. La crainte du châtiment, les motifs plus ou moins intéressés, céderont la place à la crainte filiale de l’homme qui, « ayant goûté la douceur d’être avec Dieu, redoute de la perdre »[3].

Nous accéderons ainsi à un amour du Christ beaucoup plus authentique et plus profond. Dans les débuts, nous l’aimions, dans nos moments de ferveur sentie, un peu comme un adolescent s’enthousiasme pour un héros séduisant, réel ou imaginaire[4] ; et quand la sécheresse venait, nous l’aimions en quelque sorte « par devoir ». Maintenant, ce que nous aimons et goûtons en lui, c’est ce qu’il est véritablement en sa réalité divino-humaine : car ces instincts divins, ces vertus toutes pénétrées de charité dans lesquelles nous nous complaisons au plus intime de nous-même, ne sont rien d’autre que la vie divine du Christ présent en nous, et comme les traits lumineux de son visage, révélés en notre cœur par l’Esprit-Saint.

Cet état spirituel correspond à ce que les anciens auteurs monastiques de tradition grecque appelaient apathéia (littéralement : impassibilité). Mais cette apathéia chrétienne n’est plus l’extinction des passions – désir, crainte, joie, tristesse, etc. – que prônaient les stoïciens ; il s’agit d’une rectification et d’une intégration de ces mouvements de notre psychisme, dont l’effet est de mettre toutes leurs énergies au service de l’amour de Dieu et du prochain, et non plus au service de notre égoïsme et de notre soif de jouir. Comme l’écrivait saint Grégoire Palamas : « l’impassibilité ne consiste pas à faire mourir la partie passionnée de l’âme, mais à la transférer du mal vers le bien, à la diriger, dans sa constitution même, vers les choses divines… Il faut donc offrir à Dieu la partie passionnée de l’âme, vivante et agissante, afin qu’elle soit un sacrifice vivant… Dirige, est-il dit en effet, tout ton désir vers Dieu ; que ta colère frappe le seul serpent. Comment ces puissances de l’âme seraient-elles mortes ? Y aurait-il alors des hommes qui s’élanceraient dans l’élan divin, lors de leurs prières vers Dieu, ou se dresseraient contre le serpent lors de ses attaques ? »[5]

La tempérance et la chasteté rectifient nos puissances de désir ; la charité envers le prochain purifie notre agressivité ; l’humilité guérit la partie raisonnable de l’âme de ses vices : vaine gloire, orgueil, esprit de domination, curiosité intellectuelle et témérité doctrinale. Finalement, selon saint Isaac le Syrien, la pureté du cœur se résume dans un esprit de miséricorde universelle : « En quoi consiste, en peu de mots, la pureté ? En un cœur plein de miséricorde pour toute la création… Et qu’est-ce qu’un cœur miséricordieux ? Un cœur embrasé pour toute la création, les hommes, les oiseaux, les animaux, les démons, et tout ce qui existe, de telle sorte que, lorsqu’il les voit ou qu’il y pense, ses yeux s’emplissent de larmes à cause de la violence de la miséricorde qui émeut ce cœur d’une grande compassion. Alors, le cœur s’attendrit, et il ne peut plus supporter – qu’il en entende parler ou qu’il en soit témoin – le moindre tort ou la moindre souffrance infligés à une créature quelconque. Et c’est pourquoi, même en faveur des ennemis de la foi ou des êtres privés de raison, ou encore de ceux qui lui font du tort, il offre sans cesse des prières accompagnées de larmes pour qu’ils soient protégés et fortifiés. Il le fait même en faveur des reptiles, en raison de la grande compassion qui emplit son cœur, sans mesure, à l’exemple de Dieu »[6].

La contemplation chrétienne

« Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu »[7]. La pureté du cœur est le seuil de la phase contemplative de la vie spirituelle. Lorsque la charité est bien éveillée dans l’âme par l’action de l’Esprit-Saint, notre connaissance de Dieu dépasse en quelque façon le mode des notions et des concepts. Aux affirmations de la foi correspond désormais quelque chose qui est éprouvé au fond du cœur. Dieu est amour, et la charité répandue dans notre âme nous donne d’expérimenter en nous-même quelque chose des inclinations de son cœur ; c’est en ce sens que les cisterciens du XIIe siècle pouvaient enseigner que « l’amour lui-même devient connaissance », amor ipse intellectus est[8].

La contemplation chrétienne n’est donc pas une connaissance intellectuelle supérieure, mais une expérience de la présence divinisante du Christ et de son Esprit en nous. Aussi les anciens auteurs spirituels parlent-ils volontiers à ce propos de « douceur », de « chaleur » intérieures, d’affectus et de fruitio. Mais ce sentir spirituel est d’un tout autre ordre que les consolations sensibles des débutants. C’est pourquoi les mêmes auteurs insistent sur la mesure qui doit toujours accompagner la vraie ferveur spirituelle ; l’ivresse que suscite la venue de l’Esprit-Saint est une « sobre ivresse ». Toujours, ils se sont montrés d’une extrême réserve à l’égard des exubérances trop enthousiastes, des « visions », des « révélations », et, d’une façon générale, de toutes les formes d’exaltation religieuse procédant d’une sensibilité que la grâce n’a pas encore recréée en ses racines.

À la contemplation, la tradition spirituelle associe souvent les larmes. Larmes silencieuses et paisibles, qui ne procèdent pas d’un émoi superficiel de la sensibilité, mais qui témoignent de la transfiguration des profondeurs de l’âme et de l’être tout entier par la grâce. « Baptême dans l’Esprit-Saint », qui n’est pas un doublet charismatique du sacrement, mais qui donne l’assurance expérimentale de la pleine purification intérieure et manifeste le plein épanouissement des réalités divines dont le baptême sacramentel présentait l’image et conférait le germe. Ces larmes sont « la surabondance et le débordement de la rosée versée d’en-haut, dans l’intime de l’âme, et une ablution de l’homme extérieur destinée à manifester la purification de l’homme intérieur ; ainsi, alors que, dans le baptême des enfants, l’ablution extérieure signifie et annonce la purification intérieure, ici, au contraire, la purification intime précède l’ablution extérieure. Ô heureuses larmes, par lesquelles sont purifiées les souillures intimes et éteint l’incendie des péchés ! Bienheureux, vous qui pleurez ainsi, car vous rirez[9] »[10]

L’illumination intérieure, la chaleur du cœur, les larmes, sont ainsi les signes de la restauration de la ressemblance divine, de la déification. La volonté de la créature est alors véritablement « mêlée » à celle de Dieu, selon l’expression des Pères, et l’être entier participe à la nature divine « L’Esprit-Saint pénètre la volonté de l’homme, dit Aelred de Rievaulx, l’élevant des choses terrestres vers les choses d’en-haut, et il la transforme en lui donnant mode et qualité divins ; adhérant à Dieu, indissolublement agglutinée à lui, la volonté de l’homme ne fait plus qu’un esprit avec lui Celui qui adhère au Seigneur devient un esprit avec lui[11] »[12]. Et saint Grégoire Palamas : « Ainsi, le don déifiant de l’Esprit est une mystérieuse lumière et transforme en lumière ceux qui reçoivent sa richesse… Ainsi Paul, selon saint Maxime (le Confesseur), ne vivait plus d’une vie créée, mais d’une vie éternelle qui appartenait à celui qui était venu habiter en lui »[13].

Degrés et aspects de la contemplation

Un premier aspect de la contemplation consiste dans la façon dont une âme profondément purifiée considère les réalités créées. Lorsque l’âme est suffisamment purifiée et pacifiée, la considération des créatures, au lieu d’éveiller en elle un appétit de jouissance égoïste ou de la « distraire », lui révèle Dieu. Elle possède une sorte de tact surnaturel qui lui fait découvrir les intentions créatrices qui s’expriment dans la nature et lui donne de percevoir dans les événements comme une parole que Dieu lui adresse personnellement.

Pour celui dont le cœur a été purifié par la force du Christ ressuscité, le monde entier devient comme un immense « buisson ardent » où transparaît la gloire de Dieu. Par son ascèse, le moine libère ainsi la création de la vanité à laquelle elle avait été soumise contre son gré, il la transfigure par la croix qu’il a prise sur ses épaules, et, en l’immolant ainsi mystiquement par son propre renoncement, il restaure, dans le Christ, la liturgie cosmique dont le premier Adam devait être le prêtre. Il perçoit que « tout soupire et tend vers la liberté des enfants de Dieu »[14], que la création entière est ainsi traversée d’un mystérieux mouvement qui correspond à celui que l’Esprit a inscrit dans son cœur, et qu’ainsi, « la prière intérieure est dans tous et en tout »[15].

En même temps, le regard spirituel qui s’est éveillé en lui, lui permet, dans la lecture de l’Écriture Sainte, de ne plus s’arrêter à l’écorce historique, anecdotique, des faits du passé, mais d’y découvrir la Parole de Dieu toujours actuelle, adressée à lui personnellement. Dans l’histoire du Peuple de Dieu, il lit l’histoire des interventions de Dieu dans sa propre vie, et dans la vie de l’Église entière. Les rites liturgiques s’éclairent pour lui de la même façon. En tout, il dépasse comme d’instinct la superficie des choses et leur attrait purement humain et sensible, pour y découvrir et y goûter la présence agissante de Dieu et le reflet de son visage.

Néanmoins, ce n’est pas cette contemplation de Dieu dans l’Écriture, la création ou les événements, qui constitue le sommet de l’expérience chrétienne dans l’Esprit. Au-delà de cette « contemplation de la nature » (théoria physiké), se situe ce qu’Évagre appelait la « connaissance essentielle » (gnôsis ousiôdès), et saint Cassien la « prière pure ». L’homme est alors si profondément saisi par Dieu, dont il expérimente la présence intime au-delà de tout discours intérieur, dans le silence des images et des concepts, qu’il est comme arraché au monde présent (excessus), et – sans jamais perdre sa distinction personnelle – dépouillé de toute l’opacité de son « moi » charnel, de son individualité, pour entrer dans une union ineffable avec les Personnes de la Sainte Trinité.

Ces visites de l’Esprit-Saint comportent d’ailleurs bien des degrés et bien des modes. « Il arrive, dit saint Isaac le Syrien, que les paroles prennent une suavité singulière dans la bouche, et que l’on répète interminablement le même mot sans qu’un sentiment de satiété vous fasse aller plus loin »[16]. Et saint Cassien : « Souvent, c’est par une joie ineffable et par des transports que se révèle la présence salutaire de la componction, tellement l’immensité même de la joie la rendent intolérable… Parfois, au contraire, toute l’âme descend et se tient cachée en des abîmes de silence ; la soudaineté de la lumière la saisit et lui ôte la parole ; tous ses sens demeurent retirés au fond d’elle-même ou complètement suspendus ; et c’est par des gémissements inénarrables[17] qu’elle épanche devant Dieu ses désirs. Quelquefois, enfin, elle étouffe à ce point de componction et de douleur, que les larmes seules sont capables de la soulager »[18]. « Une autre fois, dit saint Macaire d’Egypte, ceux-là gémissent et se lamentent, pour ainsi dire, au sujet du genre humain, implorant Dieu pour toute la descendance d’Adam. S’ils sont ainsi en deuil et en larmes, c’est qu’ils brûlent de l’amour de l’Esprit[19] pour l’humanité. Puis de nouveau l’Esprit produit en eux une telle allégresse et un tel élan de charité qu’ils voudraient, si c’était possible, enfermer dans leur cœur tous les hommes, sans distinction de bons et de mauvais. À un autre moment, l’Esprit-Saint leur inspire une telle humilité par rapport aux autres hommes, qu’ils se tiennent pour les tout derniers et les plus insignifiants. Après cela, l’Esprit les fait de nouveau vivre dans une joie ineffable »[20].

La prière continuelle

Plus encore qu’à une expérience transitoire, si lumineuse soit-elle, la recréation du cœur par l’Esprit-Saint conduit l’homme à un état de prière constante. Par lui-même, l’homme peut prier fréquemment, renouveler souvent des actes explicites de prière ; mais cela n’est pas encore la véritable prière continuelle. Celle-ci, qui s’identifie à la « prière du cœur» au sens plein du mot, et n’est qu’une forme diffuse de la prière contemplative, est un don gratuit de l’Esprit-Saint. Elle implique que l’emprise de la charité sur l’âme soit devenue si profonde et si universelle que toutes ses actions et ses attitudes en procèdent comme spontanément. Toute la vie devient alors prière, parce qu’elle est entièrement orientée vers Dieu, sans nulle recherche d’amour-propre, autant qu’il est possible ici-bas à la faiblesse humaine. L’aspiration vers Dieu que l’Esprit a inscrite dans notre cœur et à laquelle nous adhérons alors entièrement, inspire toute notre activité, et, en toutes choses, notre cœur ne recherche et ne goûte plus que la saveur de Dieu. Saint Isaac le Syrien enseigne que « lorsque l’Esprit établit sa demeure dans un homme, celui-ci ne peut plus s’arrêter de prier, car l’Esprit ne cesse pas de prier en lui. Qu’il dorme ou qu’il veille, la prière ne se sépare pas de son âme… Les mouvements de l’esprit purifié sont des voix muettes qui chantent dans le secret cette psalmodie à l’Invisible »[21].

La loi du progrès sans fin

Entre les divers degrés de la vie spirituelle, tel qu’ils viennent d’être esquissés, il ne faudrait pas établir de distinctions trop accusées. Dans une certaine mesure, il s’agit moins d’étapes successives que des divers aspects d’une croissance vitale. Il faut surtout en retenir, d’une part, que l’union profonde avec Dieu, l’expérience de l’effusion de l’Esprit, doit être préparée et soutenue par le long combat spirituel de la « vie active », et, d’autre part, que notre vie dans le Christ est essentiellement progressive. « La perfection en cette vie, comme le dit l’Apôtre[22], n’est pas autre chose que l’oubli du chemin parcouru pour s’étendre, par une tension de tout soi-même, vers ce qui est en avant »[23].

Comme l’enseignait saint Macaire d’Égypte, quiconque a savouré, ne fût-ce qu’un peu, la douceur de la charité, désire par là même davantage. Le juste ne croit jamais avoir atteint le but, jamais il ne dit : « Cela suffit », mais il est toujours travaillé par la faim et la soif de la justice. Ne pas vouloir progresser serait déchoir[24].

Notes

[1] Extrait de : Nous avons vu la vraie Lumière, père Placide Deseille, L’Âge d’Homme

[2] St Ignace d’Antioche, Aux RomaIns, 7, 1 ; SC 10, p. 135-137

[3] St Dorothée de Gaza, Instructions, IV, 47 ; SC 92, p. 221

[4] Cf. Aelred de Rievaulx, Miroir de la charité, II, 17 ; PL 195, 565 D

[5] St Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, II, 2, 22 ; éd. Meyendorff, p. 360, 362, 368

[6] St Isaac le Syrien, Mystic treatises ; Wensinck, p. 341

[7] Mt, 5, 8

[8] Cf. Dom J-M. Déchanet, Introduction à Guillaume de Saint-Thierry, Méditations et prières, Bruxelles, 1945, p. 45-70 ; L. Bouyer, La spiritualité de Cîteaux”, Paris, 1955, p. 151-152

[9] Mt, 5, 5

[10] Guigues II le Chartreux, L’Échelle des cloîtriers, 7 ; dans L’Évangile au désert, Paris, 1985, p. 346

[11] 1 Co., 6, 17

[12] Aelred de Rievaulx, Miroir de la charité, II, 18 ; PL 195, 566 C

[13] StGrégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, III, 1, 35-36 ; trad. Meyendorff, 11, p. 626

[14] Rm., 8, 19-20

[15] Récits d’un pèlerin à son père spirituel, trad. Jean Laloy, Paris, 1973, p. 77

[16] Isaac le Syrien, Mystic treauses ; Wensinck, p. 112

[17] cf. Rm., 8, 26

[18] St Cassien, Conférences, IX, 27 ; SC 54, p. 63

[19] cf. Rm., 15, 30

[20] St Macaire d’Égypte, Homélies spirituelles, 18, 8 ; éd. Dörries, p. 180

[21] St Macaire d’Égypte, Homélies spirituelles, 18, 8 ; éd. Dörries, p. 180

[22] cf. Ph., 3, 13

[23] St Augustin, De Trinitate, IX, 1, 1 ; PL 42, 960-961

[24] St Macaire d’Égypte, Homélies spirituelles, trad. Pl. Deseille, Introduction, p. 48-49