Annonciation - Andreï RoublevL’évangile de Luc s’ouvre par la visite faite à Zacharie par l’archange Gabriel lui annonçant qu’il sera le père de Jean Baptiste et se poursuit par les deux épisodes que l’Église appelle « l’Annonciation »[1] – l’archange Gabriel venant annoncer à Marie qu’elle avait été choisie pour être la Mère du Messie – et « la Visitation »[2] – visite de Marie à sa cousine Élisabeth, visite qui suit immédiatement l’Annonciation. L’évangéliste Luc est le seul à relater ces faits. En effet, l’évangile de Matthieu commence par la généalogie d’Abraham à Jésus et se poursuit par la présentation directe de Marie « enceinte par la vertu du Saint-Esprit » et de son époux Joseph « avant qu’ils n’aient habité ensemble »[3]. Celui de Marc débute avec Jean Baptiste adulte et le baptême du Christ.

La Déisis

Deisis - Intercession de l'ÉgliseLuc mêle donc dès le début le destin des trois personnages : Jésus, Marie et saint Jean Baptiste. Cette association est reprise sous forme iconographique sous le nom de Déisis (intercession) : le Christ est représenté au centre et entouré de la Mère de Dieu à sa droite et de saint Jean Baptiste à sa gauche dans une attitude de prière et de désignation. De même, l’Église a réparti dans le calendrier liturgique de manière signifiante et pédagogique les fêtes concernant le Seigneur, la Mère de Dieu et le Précurseur. Nous avons d’une part celui dont le Christ dit : « Je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d’une femme, aucun n’est plus grand que Jean ; et cependant le plus petit dans le Royaume de Dieu est plus grand que lui. »[4] et d’autre part Celle dont l’Esprit lui fait dire : « oui, désormais, toutes les générations me proclameront bienheureuse »[5].

Ainsi c’est bien pour signifier la venue en force de l’Esprit et l’avènement du Royaume, c’est-à-dire la réalisation de la promesse faite à Ève et renouvelée à Abraham, que l’évangéliste Luc relate ces deux épisodes : Annonciation et Visitation. C’est aussi l’occasion d’apprendre à discerner cette irruption – καιρός – du Royaume et à s’y offrir comme le fit parfaitement la Mère de Dieu.

Le καιρός — irruption du Royaume

Καιρός (kairos) est un mot grec, qui comme χρόνος (chronos), désigne le temps. Si χρόνος est le temps qui s’écoule, le temps qui dure, le temps mesurable, καιρός est l’instant de l’occasion opportune. C’est le moment où les circonstances cosmiques – la providence divine – donnent à l’action une portée décisive. Ainsi dans la parabole du semeur : « Ceux qui sont sur la pierre, ce sont ceux qui accueillent la parole avec joie lorsqu’ils l’entendent ; mais ils n’ont pas de racines : pendant un moment (καιρός) ils croient, mais au moment (καιρός) de l’épreuve ils abandonnent »[6].

Moïse, à Kadês, frappa deux fois avec son bâton le rocher auquel le Seigneur lui avait pourtant commandé de parler[7]. Précédemment, il avait fidèlement frappé le rocher en Horeb[8], mais il n’a pas su parler au rocher à Kadês. Le propos ici n’est pas de savoir pourquoi Moïse frappa le rocher et pourquoi deux fois, mais de constater que le καιρός a été manqué. L’Ancien Testament raconte comment Dieu essaye patiemment d’apprivoiser et de Se dévoiler à l’homme qui se crispe et refuse de se laisser guider. Chaque patriarche, chaque prophète rencontre une limite au-delà de laquelle il ne peut suivre et s’abandonner totalement à Dieu. Finalement, même le Précurseur – le plus grand de ceux qui sont nés d’une femme[9] – dans l’épreuve, ne saura convaincre ses disciples que Jésus est le Christ annoncé par les prophètes[10]. Tandis qu’après la Pentecôte, Étienne, rempli d’Esprit Saint, fixant le ciel, contemplant la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu[11], fera la leçon au Sanhédrin.

Ainsi le καιρός divin s’inscrit dans les circonstances, parfois difficiles, qui nous entourent et nous demandent une réponse originale, appropriée, mais pas nécessairement unique. De la réponse que nous apportons peut découler un repli sur soi, ou bien un dépassement, une révélation de soi et une révélation de Dieu Lui-même. Dans l’échange avec la Samaritaine[12], le dialogue reste un dialogue de sourds jusqu’au moment où le Christ dit : « va, appelle ton mari et reviens ici » et où elle répond : « Je n’ai pas de mari » : alors la révélation sur soi et sur Dieu peut commencer. Dans l’épisode de la Cananéenne[13], le Christ reste volontairement sourd pour mettre les apôtres à l’épreuve. Leur réponse est un repli sur soi : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris ». Le Christ semble obtempérer, tout en se révélant à la femme : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Elle est dans un état d’esprit totalement différent des apôtres, ce qui lui donne une lecture différente de l’événement. Ce qui sonne comme un rejet est en fait une révélation : elle a au moins la confirmation qu’« Il a été envoyé », et devant cet encouragement elle dit : « Seigneur, viens à mon secours ! » Le Christ poursuit dans l’apparent rejet, opposant sinon la loi, du moins l’usage : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. » Et là nous assistons à l’ultime témoignage, révélation pour elle, pour les apôtres et pour nous : Tu es meilleur que les convenances, Tu es meilleur que la Loi, Tu es meilleur que ce que l’on peut penser de Toi et, implicitement, Tu es Dieu, ce qui aboutit à la guérison miraculeuse.

Le καιρός pour la Mère de Dieu

Mais c’est avec la Mère de Dieu que se réalise la perfection du καιρός divin. Avant d’aborder la péricope de la visitation, examinons dans les noces à Cana, l’épisode de Marthe et de Marie et celui des Myrrhophores, comment s’opère la synergie entre Dieu et l’homme.

À Cana[14], le dialogue entre la Mère de Dieu et le Christ, ou plutôt l’absence de dialogue comme nous allons le voir, montre leur parfaite complémentarité, leur discernement et implication dans le καιρός divin : aucune parole inutile et chacune renvoie à la parole de Dieu. La Mère de Dieu ne demande rien au Christ, elle signale simplement : « Ils n’ont pas de vin », selon le texte grec. Pour notre lecture chrétienne, le vin c’est le sang et le sang c’est la Vie. « Ils n’ont pas la Vie », Lui dit-elle. Or le Christ est précisément là pour nous la donner. Et la réponse sonne à nouveau comme un rejet : « Qu’y a-t-il entre toi et moi, femme »[15] et pourtant elle renvoie exactement à « Qu’y a-t-il entre toi et moi, homme de Dieu »[16], auquel Élie répond : « Donne-moi ton fils »[17] et sur lequel il soufflera trois fois et qui ressuscitera (et c’est aussi la Mère de Dieu qui donnera sont Fils). Récit analogue à celui d’Élisée[18], qui est plus explicite encore quant à la résurrection : Élisée couché sur l’enfant mort lui communique la vie. La Mère de Dieu, loin de s’offusquer, dit simplement : « Quoi qu’il vous dise, faites-le »[19].

Considérons l’épisode de Marthe et de Marie[20], que l’Église Orthodoxe ne sépare jamais des versets suivants : « Or comme il disait cela, une femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit : “Heureuse celle qui t’a porté et allaité !” Mais lui, il dit : “Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent !” »[21] pour témoigner que Marie, dont il est question, est bien la Mère de Dieu. Le καιρός conduit ici, symboliquement, à la persécution, au martyr (μάρτυρος – témoin), puis vient la révélation : dans la chose que l’on fait, c’est l’amour qui est important (la part qui a manqué à Marthe) et la seule chose à faire est de réaliser la parole de Dieu. Autrement dit, heureux ceux qui discernent la parole que Dieu leur adresse au travers des événements (la providence divine) et qui peuvent la réaliser : précisément ceux qui sont dans le καιρός divin.

Les différents récits concernant les allées et venues des Myrrhophores le matin du troisième jour sont a priori contradictoires et confus. Dans son homélie[22] pour la fête des Myrrhophores (deuxième dimanche après Pâques), saint Grégoire Palamas explique que les apôtres ont fragmenté un seul récit cohérent et ont caché le rôle de la Mère de Dieu pour, d’une part la protéger des persécutions, et d’autre part pour ne pas mettre en avant un témoin que l’on pourrait qualifier de partial. Néanmoins, les apôtres et la tradition orale ont laissé suffisamment d’indices pour qu’un chrétien s’y retrouve. Ainsi saint Grégoire Palamas établit soigneusement que les deux premières Myrrophores sont Marie la Mère de Dieu (l’autre Marie) et Marie Madeleine et pour elles seules eut lieu le tremblement de terre et l’ouverture du tombeau[23], toutes les autres Myrrhophores arrivant devant un tombeau ouvert. Matthieu affirme qu’elles ont toutes les deux vu le Seigneur et ont toutes les deux étreint Ses pieds[24]. Mais Jean nous apprend que Marie Madeleine voit la pierre roulée et court voir Simon Pierre et l’autre disciple pour leur faire part de son inquiétude[25], donc elle n’a pas vu le Seigneur juste après que la pierre ait été roulée. La Mère de Dieu est donc bien la seule à avoir vu le Seigneur et à Lui avoir étreint les pieds. Pourquoi était-elle la seule ? C’est Marie Madeleine qui nous l’apprend. Contrairement aux autres Myrrhophores, elle n’abandonne pas l’idée de voir le Christ ressuscité et reste désespérément dehors, près du tombeau, et elle pleure[26]. Pour elle, le Christ – Jardinier – apparaît, mais elle ne peut pas le toucher[27], parce que pour elle il n’est pas encore le Seigneur – Dieu, mais seulement « Rabbouni » – maître. Le καιρός de la Résurrection était pour la Mère de Dieu. Ce qui manquait à l’une nous laisse entrevoir, par contraste, ce que possédait l’autre.

l’Annonciation et la visite à Élisabeth — καιρός de l’Incarnation

Annonciation d'Ustug - Russie fin XIIe DieuL’Annonciation et la visitation sont deux événements que l’on ne peut pas séparer parce qu’ils forment ensemble un seul καιρός, l’archétype du καιρός, celui de l’Incarnation de Dieu. Ce καιρός a été promis à Adam[28] ; Abraham et Isaac en ont été un anti-type ; Moïse l’a vu en figure dans le buisson ardent ; les prophètes l’ont annoncé[29]. Nous avons vu dans les différents exemples précédents comment l’attitude intérieure et l’état d’esprit permettent le discernement du καιρός et une réponse appropriée permet la révélation.

D’un côté Zacharie, dans la crainte, doute du miracle en demandant un signe : « À quoi le saurai-je ? »[30]. Il est réduit au silence et c’est ce silence, malgré ses signes, qui fait comprendre au peuple qu’il a eu une vision[31]. De l’autre, la Mère de Dieu, n’est que troublée par l’apparition de l’Ange et commence par se taire tout en réfléchissant à ce qu’il lui dit. Puis elle prend la parole, non pour lui demander un signe, mais pour savoir ce qu’elle doit faire puisqu’elle ne connaît pas d’homme (Lc 1,34). Après les explications, elle accepte librement et en connaissance de cause : « Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu me l’as dit ! »[32].

La Mère de Dieu ne parle à personne de ce qui vient de se passer, et se rend directement chez sa cousine Élisabeth. Elle veut voir l’autre miracle et parler du sien, car elle ne peut garder pour elle seule la bonne nouvelle qu’elle vient de recevoir. Mais surtout, elle redoute d’avoir été trompée comme l’a été Ève auparavant, et humblement va questionner Zacharie et Élisabeth. Comme « celui qui s’abaisse sera élevé »[33], la Mère de Dieu dès son entrée est accueillie par un nouveau miracle[34] confirmant les deux précédents : d’une part Élisabeth est bien enceinte et l’enfant est bien rempli de l’Esprit Saint dès le sein de sa mère[35], car il a reconnu Celle qui sera la Mère du Seigneur ; et d’autre part, Marie est la « Bienheureuse qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira ! »[36] Donc elle a la confirmation qu’elle n’a pas été trompée. Nous avons ici une parfaite illustration de ce qu’est le καιρός divin : dans cette réunion circonstancielle de trois personnes, chacune apprend d’une autre, au moins partiellement, qui elle est réellement, c’est-à-dire dans le lumière de Dieu, qui est Dieu et ce qu’Il fait ou a fait. Cette révélation culmine avec le Magnificat[37] : Celui qui vient est le Dieu qui a fait les promesses aux générations et Il vient les accomplir.

Par ailleurs, cet épisode nous révèle aussi qui est l’homme et quelle place Dieu lui accorde. Après l’Annonciation, après avoir reçu de l’Ange la nouvelle qu’elle sera celle que tout l’Ancien Testament attend, celle de qui naîtra le Messie promis et attendu, le libérateur d’Israël, la Mère de Dieu ne s’est pas repliée sur elle-même pour se réjouir seule de l’événement, mais elle est allée humblement se soumettre à l’avis d’autres hommes, qui lui ont reconnu et ont approuvé son rôle de Mère du Messie et s’en sont tous réjouis.

La théologie Orthodoxe ignore un péché originel qui se transmettrait comme une tâche coupable de génération en génération. Elle confesse que par le péché d’Adam, la nature humaine a perdu l’immortalité que lui conférait la communion avec Dieu au Paradis : la participation aux énergies divines incréées. Après Adam, c’est à cause du pouvoir qu’a la mort sur notre nature que tous pèchent et meurent[38]. Ainsi la Mère de Dieu est née comme nous tous, sans péché, mais mortelle, et a donné à son Fils, le Verbe de Dieu incarné, une nature sans péché qu’Il a choisie d’assumer pour partager en tout notre condition, sauf le péché. La mort, Il l’a assumée, lui qui sans péché ne devait pas mourir, et Il ne l’a pas crainte, mais Il l’a désirée[39] par obéissance[40]. Et c’est parce que Satan a fait mourir Cet innocent qui perd le pouvoir qu’il avait sur les âmes qu’il détenait : « Par la mort, il a écrasé la mort ! »[41].

Notes

[1] Lc 1, 26-38

[2] Lc 39-56

[3] Mt 1,18

[4] Lc 7, 28

[5] Luc 1, 48

[6] Lc 8,13

[7] Nb 20, 9-11

[8] Ex 17,6

[9] Lc 7,28

[10] Mt 11,3

[11] Ac 7

[12] Jn 4

[13] Mt 15, 21-28

[14] Jn 2, 1-12

[15] Jn 2, 4

[16] 1R 17,18

[17] 1R 17,19

[18] 2R 4, 32-37

[19] Jn 2,5

[20] Lc 10, 38-42

[21] Lc 11, 27-28

[22] XVIII, PG CLI, 236 D – 248 C

[23] Mt 28,2

[24] Mt 28,9

[25] Jn 20, 1-2

[26] Jn 20, 11

[27] Jn 20, 17

[28] Ge 3,15

[29] Is 7,14

[30] Lc 1,18

[31] Lc 1,22

[32] Lc 1,38

[33] Lc 18,14

[34] Lc 1, 41-45

[35] Lc 1,15

[36] Lc 1,45

[37] Lc 1,46-55

[38] Rm 5,12

[39] Lc 12,50

[40] Phi 2,8

[41] tropaire de Pâque