Saint Issac le Syrien, Discours 21[1]

BIENHEUREUX l’homme qui connaît sa propre faiblesse, car cette connaissance devient pour lui le fondement, la racine et le principe de tout bien. Car lorsqu’un homme a appris [à connaître] et a véritablement senti sa propre faiblesse, il raffermit son âme contre le relâchement qui enténèbre sa connaissance et il accroît sa vigilance. Mais nul ne peut sentir sa propre faiblesse, s’il ne lui a pas été donné, si peu que ce soit, de subir des épreuves qui affligent le corps ou l’âme. Mettant alors en regard sa faiblesse et l’aide de Dieu, il connaîtra aussitôt la grandeur de celle-ci. Quand il considère en effet tous les efforts qu’il a déployés dans l’espoir de rendre confiance à son âme, en étant vigilant, continent, en la protégeant et en l’entourant de soins, sans y parvenir, ou quand il constate que son cœur craint et tremble, privé de toute sérénité, il doit alors comprendre que cette crainte qu’éprouve son cœur signifie et révèle qu’il a absolument besoin de l’aide d’un autre. Son cœur en témoigne intérieurement, par la crainte qui l’a saisi et provoque en lui un combat intérieur, montrant ainsi que quelque chose lui manque. L’homme doit dès lors reconnaître qu’il ne peut pas s’établir [par lui-même] dans une confiante sécurité. Il est écrit que seul le secours de Dieu peut sauver[2].

2. Quand un homme sait qu’il a besoin du secours divin, il multiplie ses prières. Et plus il prie, plus son cœur devient humble. Car on ne peut pas prier et demander sans se faire humble. « Un cœur broyé et humilié, Dieu ne le méprise point »[3]. Tant que le cœur ne s’est pas fait humble, il lui est impossible, en effet, d’échapper aux distractions. Car c’est l’humilité qui rassemble le cœur. Quand l’homme s’est fait humble, aussitôt la miséricorde [de Dieu] l’entoure, et le cœur sent le secours divin. Il découvre que monte en lui une force qui l’établit dans la confiance. Quand l’homme sent ainsi le secours divin, quand il sent qu’il est présent pour lui venir en aide, son cœur aussitôt est rempli de confiance, et il comprend alors que la prière est le refuge où il trouve le secours, la source du salut, le trésor de la confiance, le port où s’abriter de la tempête, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, la force des faibles, la protection au moment des épreuves, l’aide au plus fort de la maladie, le bouclier qui sauve dans les combats, la flèche lancée contre l’Ennemi. En un mot, la prière est la porte par laquelle entrent en lui tous ces biens.

3. Il trouve désormais ses délices dans une prière pleine de foi. Son cœur est illuminé par la confiance. Il est loin de son aveuglement d’autrefois et de sa prière [prononcée] du bout des lèvres. Depuis qu’il il a compris tout cela, il possède la prière dans son âme comme un trésor. Et si grande est sa joie que sa prière s’est changée en cris d’action de grâces. C’est ce qu’a dit celui[4] qui a donné la définition de chaque aspect de la vie spirituelle : « La prière est une joie qui suscite l’action de grâces. » Il parle ici de cette prière qui présuppose qu’on a reçu la connaissance de Dieu, c’est-à-dire qui vient de Dieu. L’homme prie désormais sans peine ni labeur, comme c’était le cas avant qu’il eût ressenti cette grâce, mais dans la joie du cœur et l’émerveillement, sans cesse naissent en lui des mouvements d’action de grâces, sans cesse il se prosterne silencieusement. Saisi d’émerveillement et de stupeur devant l’expérience de la grâce de Dieu, il élève soudainement la voix, il loue et glorifie Dieu, il fait monter des actions de grâces et laisse parler sa langue, dans un extrême émerveillement.

4. Celui qui est parvenu véritablement, et non en imagination, à cet état, et qui a observé tout cela en lui-même et en a remarqué les divers aspects grâce à sa grande expérience, connaît ce dont je parle et sait qu’il n’y a là rien de contraire à la vérité. Qu’il cesse désormais de penser à des choses vaines et reste avec Dieu par une prière continuelle, rempli de crainte et d’effroi à la pensée d’être privé de l’abondance de son secours.

5. Tous ces biens viennent, pour l’homme, de la reconnaissance de sa propre faiblesse. En effet, dans son grand désir du secours divin, il s’approche de Dieu, en persévérant dans la prière. Et dans la mesure même où il s’approche de Dieu par sa disposition intérieure, Dieu s’approche de lui par ses dons, et il ne lui refuse pas sa grâce, à cause de sa grande humilité. Car il est comme la veuve qui ne cessait de poursuivre le juge de ses cris pour qu’il lui rende justice contre son Adversaire[5]. Dieu, plein de compassion, attend pour lui accorder ses grâces, afin que ce retard incite l’homme à l’approcher et à demeurer, pressé par la nécessité, auprès de Celui qui est la source d’où jaillit le secours. Dieu accorde cependant certaines demandes, celles, dirai-je, sans lesquelles l’homme ne pourrait être sauvé. Mais il en est d’autres auxquelles Dieu tarde à répondre. Dans certains cas, il éteint et repousse loin de lui les traits enflammés de l’Ennemi. Dans d’autres cas, il permet que l’homme soit tenté, pour que cette épreuve l’amène à s’approcher de lui, comme je l’ai dit, et pour que l’expérience des tentations l’instruise. C’est ce que dit l’Écriture : « Le Seigneur a permis que de nombreuses nations ne soient pas détruites et ne soient pas livrées aux mains de Josué, fils de Nové, afin qu’elle servent à l’instruction des fils d’Israël et que les tribus des Hébreux apprennent à combattre »[6].

6. Car le juste qui n’a pas conscience de sa propre faiblesse se tient sur le fil d’une épée et il n’est pas éloigné de la chute ni du lion féroce, je veux dire du démon de l’orgueil. Celui qui ne connaît pas sa propre faiblesse manque en effet d’humilité. Or celui qui manque d’humilité manque de perfection. Et celui à qui manque la perfection est toujours dans la crainte. Car sa cité n’est pas fondée sur des colonnes de fer ni sur des bases d’airain, je veux dire sur celles de l’humilité. Nul ne peut acquérir l’humilité autrement qu’en employant les moyens qui lui sont appropriés, lesquels nous procurent un cœur brisé et anéantissent les pensées de présomption. Souvent, en effet, l’Ennemi trouve en nous de points faibles qui lui permettent de nous détourner du chemin. Sans l’humilité, il est impossible à l’homme de mener à la perfection son travail [spirituel]. Le sceau de l’Esprit ne saurait être apposé sur sa lettre d’affranchissement, surtout tant qu’il demeure esclave et que, dans son travail, il n’a pas surmonté la crainte. Car nul n’accomplit bien son travail sans humilité ; or nul ne peut être éduqué autrement que par les épreuves, et sans cette éducation, on ne peut acquérir l’humilité.

7. C’est pourquoi le Seigneur accorde aux saints les moyens d’acquérir l’humilité, en ayant un cœur brisé et une prière ardente, afin que ceux qui l’aiment puissent s’approcher de lui par cette humilité. Souvent il les effraie par les passions naturelles, par les chutes provoquées par les pensées honteuses et souillées ; souvent aussi par les outrages, les injures et les coups infligés par les hommes , parfois par les maladies et les indispositions du corps ; parfois aussi par la pauvreté et le manque du nécessaire ; parfois enfin, tantôt par le tourment d’une peur excessive, par le délaissement, par la guerre ouverte menée par le Diable, qui leur inspire de la terreur, tantôt encore par bien d’autres choses redoutables. Tout cela arrive pour que les hommes aient les moyens de devenir humbles, et pour qu’ils ne s’assoupissent pas dans la négligence. Il peut s’agir soit de choses dont le combattant ait à souffrir présentement, soit de la crainte de choses futures. De toutes façons, les épreuves sont nécessaires, pour l’utilité des hommes.

Notes

[1] Dans Discours ascétiques selon la version grecque, traduction du père Placide (Deseille), monastère Saint-Antoine-le-Grand et monastère de Solan, 2006.

[2] cf. Ps. 59, 13 ; 107, 13, etc.

[3] Ps., 50, 17

[4] Il s’agit d’Évagre le Pontique ; cf. Traité de la prière, 15 ; PG 79, 1165.

[5] Lc, 18, 15

[6] Juges, 2, 23 ss.