Une brebis sauvéeIl est devenu banal d’entendre quelqu’un dire : « je suis croyant, mais pas pratiquant ». La plupart des gens comprennent de quoi il s’agit. Je dirais qu’une personne qui dit cela se réfère à un certain nombre de valeurs que notre culture considère comme spirituelles, mais qu’elle n’est pas intéressée par une organisation religieuse. Je comprends très bien cela, car une religion organisée peut rendre toute vie spirituelle impossible.

Je suis Chrétien Orthodoxe – ce qui n’est pas la même chose que de dire que je suis intéressé par une organisation religieuse. Il y tant de choses que je déteste dans ces organisations, et que je retrouve parfois poindre au sein de l’Orthodoxie. Je le répète sans honte, je suis Chrétien Orthodoxe et j’admets bien volontiers que je ne suis pas très spirituel. Sans la participation à la vie de l’Église et à sa Tradition, je pourrais facilement tomber dans le sécularisme ambiant, vivre médiocrement et tourner en rond jusqu’à ce que ma vie s’achève.

Une spiritualité vécue sans cadre ne reflète rien d’autre que son propre ego. En effet, comment puis-je m’affranchir des limites que m’impose ma propre imagination ? Il est bien sûr possible d’ignorer l’implication de notre ego et de se satisfaire de tout se que l’on trouve d’agréable à l’intérieur de notre spiritualité. Comme je l’ai déjà dit, moi je ne suis pas foncièrement spirituel.

L’Église, Elle, est spirituelle. En fait, Elle est même beaucoup plus spirituelle qu’organisée. Elle est au centre de ce qui est saint (que j’en sois conscient ou non) et Elle me conduit vers cette sainteté : c’est ce qui constitue l’essentiel de ma spiritualité au quotidien. Quand je prie, si quelque chose envahit mon cœur, je fixe mon attention dessus pendant un temps.

Dans ma jeunesse, alors que j’étais anglican, j’ai entendu parler de quelque chose appelé le secret coupable et qui touchait en particulier le clergé. Il s’agit de l’indifférence que le prêtre peut finir par éprouver à l’égard des choses saintes. Les choses saintes deviennent si familières que l’on finit par agir avec elles comme si elles étaient totalement banales. Et plus dangereux encore, est le sentiment croissant de vide qui peut s’instaurer dans le cœur du prêtre, au fur et à mesure que les choses saintes se banalisent et deviennent des objets du quotidien. Il est vrai que les objets que Dieu a désignés comme sacrés sont aussi des objets ordinaires. Le calice est saint bien qu’il soit en or ou en argent (des matériaux ordinaires, c’est-à-dire créés). Mais Dieu s’en sert comme support pour sa Grâce.

Personne n’est à l’abri du secret coupable. C’est le sens du vieil adage : « la familiarité engendre le mépris ». Ceci est particulièrement vrai du fait de notre culture sécularisée qui nivèle toute chose. Dans notre société, les choses ne sont plus que de simples objets qui ont perdu toute valeur intrinsèque, évaluées uniquement par le marché.

C’est le même problème dans le domaine de la spiritualité. Les mots, les actes et les pensées se vident de leur substance. J’ai dit ailleurs que le sécularisme engendre l’athéisme. Le secret coupable qui nous guette tous, n’est rien d’autre que la voix soupçonneuse du sécularisme qui murmure : « il n’y a rien n’y personne ».

La vie que nous sommes appelés à vivre comme Chrétiens ne consiste pas à dialoguer [à l’intérieur de soi] avec la petite voix du sécularisme. Le sécularisme n’est pas la voix de nos doutes, mais celle du malin. Et il a toujours été un menteur.

Pour nous, la question centrale est clairement énoncée par St Jean :

Reconnaissez à ceci l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus, n’est pas de Dieu, c’est celui de l’antichrist, dont vous avez appris qu’il vient, et qui maintenant est déjà dans le monde.[1]

C’est bien de l’Incarnation du Christ dont il est question ici, et plus largement, de savoir si la chair est capable de recevoir et de porter l’Esprit-Saint. Est-ce que le monde dans lequel nous vivons peut se remplir de l’Esprit de Dieu ? De nombreuses personnes qui souscrivent au sécularisme contemporain et à son semi-gnosticisme se sentent mal à l’aise avec l’idée que la matière peut devenir le réceptacle de l’Esprit-Saint. Le Christ – l’Oint – a été rejeté, mis à l’écart, or Il est le Seul qui porte véritablement l’Esprit de Dieu. Il est le Dieu qui s’est incarné dans le monde qui depuis la chute a rejeté sa participation à la Grâce divine [et cela justement pour nous rendre cette participation de nouveau possible]. L’incarnation du Christ est pour nous le signe qu’Il n’approuve pas le monde tel qu’il est, [j’ai vaincu le monde[2]], mais c’est seulement lors de Son second et glorieux avènement que toute chair sera jugée.

Suivant l’esprit de ce monde déchu, esprit de l’antichrist d’après St Jean, le monde n’aurait pas été créé pour participer à la Grâce divine et nous pourrions alors arriver à cette conclusion que le Diable énoncerait lui-même de cette façon : « Très bien, tu t’es acquis le corps de ce petit enfant né de Marie, mais tout le reste est à moi et va vers le néant ».

Mais c’est tout le contraire, Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne dieu[3] et Saint-Pierre nous promet la participation à la nature divine[4]. L’Incarnation du Christ, n’est pas seulement Dieu avec nous, mais elle révèle la véritable raison d’être de la création : la terre et le ciel sont emplis de la gloire de Dieu. Plus rien n’est seulement de la matière, mais tout peut recevoir et porter la gloire de Dieu.

Alors ma spiritualité consiste à apprendre à vivre dans un monde matériel qui partout est plus profond que ce que j’en vois ou connais. Et pour cette vie-là, j’ai besoin d’un guide. Sans guide je suis prisonnier des limites de mon imagination. Ce sont la vie dans l’Église et la connaissance offerte par l’exemple des Saints qui m’apprennent à vivre. Elles m’aident à manger (ou à ne pas manger) d’une manière qui révèle Dieu. Elles m’apprennent à lire, à vénérer les icônes, à pardonner à mes ennemis, à considérer la Création de manière appropriée, c’est à dire comme un lieu offert par Dieu. Je suis Chrétien Orthodoxe. Qui d’autre sait comment vivre dans ce monde en assumant pleinement que le Christ est venu dans la chair ?

Adaptation en française d’après Living a “Spiritual” Life.

Notes

[1] 1 Jn 4,2-3

[2] Jn 16,33

[3] St Irénée

[4] 2P 1,4