Michel Sollogoub

« Nous sommes appelés à vivre une autre vie, sans économie »

Michel Sollogoub est professeur émérite d’économie du travail de l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a notamment dirigé l’édition de la version francophone de Microéconomie de Robert Pyndick et Daniel Rubinfeld, Pearson, 2010.

Chrétien orthodoxe laïc, Michel Sollogoub est secrétaire du conseil de l’archevêché des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale dont le statut, depuis 1931, est celui d’exarchat du patriarcat œcuménique de Constantinople. Il préside l’association d’aide aux demandeurs d’asile Montgolfière.

L’exercice de la foi, dans la tradition orthodoxe, se concentre sur la promesse de résurrection et sur la vie éternelle dans le Royaume de Dieu. Une perspective qui relativise les enjeux des affaires terrestres.

Michel Sollogoub est interrogé ici par Eric Rohde. Source.

L’Église orthodoxe a-t-elle une position sur les sujets de l’économie ?

La réponse est non. L’Église orthodoxe n’a pas plus de position sur les questions économiques que sur d’autres facteurs qui structurent la vie quotidienne. Ce n’est pas, si je puis dire, le genre de la maison. Le message de l’orthodoxie, c’est le message de l’Évangile ramené à l’essentiel. D’une manière générale, l’Église orthodoxe n’est donc pas une Église qui délivre des enseignements ou qui édicterait des règles de conduite, pas plus qu’elle ne cherche à peser sur l’organisation de la société. Son opinion sur l’argent est donc celle de l’Évangile, tel que le relate Matthieu : « On ne peut servir Dieu et Mamon »[1]. C’est le premier point. Le second découle aussi de la lecture de l’Évangile et tient dans cette conviction : dans la vie que nous avons sur Terre, il n’y a pas de solution définitive aux problèmes économiques et sociaux, ni aux injustices qui en sont la manifestation. Cela ne veut pas dire qu’il faut les accepter. Au contraire, chacun est appelé à suivre la leçon du Christ et à faire tout ce qu’il peut pour limiter les injustices et les souffrances des uns et des autres. Chacun est appelé à vivre pleinement l’Évangile dans la situation dans laquelle il se trouve et face aux responsabilités auxquelles il est confronté, mais il n’y a pas d’interprétation dogmatique de l’Église sur la façon d’agir avec l’argent.

Cependant, les problèmes économiques appellent aussi des réponses collectives…

Sans aucun doute. Et nos hiérarques ne l’ignorent pas. Ils interviennent d’ailleurs souvent pour que les situations économiques et sociales concrètes soient infléchies selon le message de l’Évangile. C’est ce que vient de faire récemment le patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée Ier, avec un livre consacré à l’écologie, à la jeunesse et au problème du chômage[2]. Et pas plus tard qu’à la dernière Pâques, le métropolite Emmanuel, qui préside l’Assemblée des évêques orthodoxes de France, a analysé la crise économique et financière contemporaine comme une crise morale et anthropologique. Pour lui faire face, il a enjoint aux chrétiens de réintroduire de l’humanité dans la modernité au lieu de laisser la société, notamment à travers ses évolutions techniques, façonner l’humain comme cela est en train de se produire.

La modernité est ancrée dans la science, la technologie et l’industrialisation qui sont apparues à l’ouest, sur les terres de l’Église latine, fût-elle protestante ; l’orthodoxie, du moins jusqu’au XXe siècle, c’est schématiquement le christianisme de l’est. Y a-t-il un lien entre cette donne historique et la distance des orthodoxes d’avec l’économie et le développement ?

Qu’il y ait un important décalage entre le développement de l’ouest et de l’est est incontestable. Est-il imputable à une différence entre les dogmes des Églises latine et orthodoxe ou dans les pratiques de la foi d’un côté et de l’autre ? La question, à mes yeux, reste ouverte. Cette hypothèse, c’est vrai, est cohérente avec l’analyse avancée par Max Weber d’un lien entre l’apparition du capitalisme et les pratiques protestantes. La Réforme n’a pour ainsi dire pas eu d’influence là où est implantée l’orthodoxie, ce qui expliquerait que le capitalisme n’ait percé à l’est que plus tard. Mais pour beaucoup d’intellectuels, qu’ils soient russes d’origine comme moi ou pas, la différence qui interpelle ce n’est pas celle-ci. C’est plutôt de comprendre pourquoi la révolution soviétique a eu lieu en Russie et pas ailleurs. Une dimension spirituelle et religieuse a certainement joué mais nous ne savons pas exactement laquelle ni comment. Cette question renvoie sans doute plus à celle des relations entre l’Église et l’État qu’à une manière de vivre sa foi. Le césaropapisme évoqué par certains, c’est-à-dire la soumission de l’Église au pouvoir politique depuis Pierre le Grand, autrement dit depuis trois siècles, n’est sans doute qu’un aspect de la bonne réponse.

Orthodoxie signifie littéralement droite doctrine et vous rappelez que celle-ci tient d’abord dans son renvoi à l’Évangile. Mais quelle lecture l’orthodoxie en fait-elle au juste ?

S’il y a un trait qui distingue les orthodoxes, c’est qu’ils mettent la promesse de la résurrection au centre de leur foi. Pour l’orthodoxie, le grand message de l’Évangile est que la mort est dépassée. Le Christ est ressuscité… cela signifie que la mort n’a pas le dernier mot. Celui-ci revient à la résurrection. Là est la « bonne nouvelle » selon l’étymologie du mot évangile. La centralité de Pâques pour un chrétien orthodoxe signifie que la mort sera vaincue. Or, si nous sommes convaincus que nous sommes appelés à vivre une autre vie – c’est-à-dire la vraie vie, celle que l’on appelle faute de mieux éternelle, car la mort n’y a plus le dernier mot – cela peut avoir des conséquences sur le présent ici et maintenant.

Notamment en économie…

Notamment en économie, oui ; et plus généralement dans la disposition que l’on peut avoir par rapport aux choses de la vie. Pour expliquer l’attitude des agents économiques par rapport au temps, les économistes ont construit un concept qu’ils appellent « la préférence pour le présent ». Ils considèrent que celle-ci s’exerce et qu’elle contribue à expliquer les choix censément rationnels des agents économiques. S’il y a un au-delà de la vie matérielle immédiate qui se présente comme ce qui importe vraiment, l’importance des affaires que l’on conduit dans la vie terrestre est relativisée. Et c’est notamment vrai du taux d’intérêt. Ce n’est plus quelque chose d’important puisqu’au regard de la vie éternelle, demain ici-bas sera comme aujourd’hui.

Vous voulez dire que dans cette perspective il n’est pas important de faire travailler l’argent au maximum ou qu’il n’est pas important de se voir imposer un fort taux d’intérêt ?

Les deux ! Si on croit que la mort n’a pas le dernier mot, le prêt à intérêt… perd de son intérêt, ou si vous préférez, il perd de son sens. Qu’est-ce que le prêt à intérêt ? C’est une manière d’afficher une préférence pour le présent en disant que 100 € aujourd’hui ont plus de valeur que 100 € demain, et cela même sans aucune inflation. Sous-entendu : demain nous ne pourrons pas profiter de cette somme à la même hauteur qu’aujourd’hui. Encore moins après-demain et ainsi de suite jusqu’au moment où nous ne pourrons plus en profiter du tout parce que nous serons plus là. Si l’argent a plus de valeur aujourd’hui que demain et si nous le prêtons, il y a une différence à compenser : il faut nous en restituer davantage. Notre inclination qui consiste à préférer profiter des 100 € maintenant est directement liée à notre caractère de mortel. Si nous pensons que la mort n’aura pas le dernier mot, notre préférence pour le présent diminue de fait.

Iriez-vous jusqu’à dire que la spiritualité orthodoxe a pour pendant un certain détachement vis-à-vis du monde matériel, voire qu’elle suscite un sentiment d’à quoi bon ?

C’est possible. Il est vrai que certains ont tendance à délaisser le monde dans lequel nous vivons : ce qui compte, ce ne serait pas ce que nous vivons aujourd’hui mais ce que nous vivrons demain et qui sera meilleur, du moins il faut s’en convaincre car c’est un demain éternel ! Le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde, le vrai monde, son vrai sens, sont ailleurs… Mais ce penchant procède d’un oubli, car le Christ a aussi pleinement assumé la nature humaine. Et si l’orthodoxie a en vue la vie du Royaume de Dieu, elle n’oublie pas l’enseignement du Christ selon lequel le Royaume commence ici-bas ; la vie, si elle est conduite dans l’Esprit saint, peut nous donner un avant-goût de la vie éternelle. Autrement dit, l’humanité a besoin de produire et de se développer pour vivre. Elle doit pouvoir le faire conformément à l’enseignement du Christ. Quand des injustices ou des inégalités font scandale, le chrétien et son Église sont évidemment concernés. Et doivent prendre la parole, ce qu’ils ne font pas suffisamment – dans la Russie d’aujourd’hui notamment.

Comment les Églises orthodoxes se comportent-elles face à l’argent ?

Au XVIe siècle, en Russie, l’Église orthodoxe a été secouée par un virulent débat portant sur la question de savoir si l’Église se devait d’être pauvre pour se tenir au plus près de l’enseignement de l’Évangile ou si elle se devait au contraire d’être opulente pour promouvoir le christianisme et assister les démunis. Ce débat a été porté par deux grandes figures religieuses, Nil de la Sora et Joseph de Volokolamsk, qui incarnaient ces deux positions de principe. C’est le second qui l’a emporté et avec lui, l’option pour une certaine opulence. Mais le courant contraire, plaidant pour une sobriété des chrétiens dans l’usage des ressources matérielles et pour une foi devant être vécue avec les moyens que Dieu donne, a perduré. Il est resté vivace jusqu’à aujourd’hui. Et je dois préciser que la réalité de l’Église orthodoxe contemporaine en France, est proche des thèses du dénuement prônées par Saint Nil de la Sora !

L’enrichissement est donc accepté même s’il n’est pas bien vu de tous ?

L’attitude par rapport à l’argent et à l’économie en général découlent des convictions fondamentales de la foi orthodoxe à l’égard de la vie et de la mort telles qu’elles sont inspirées par la parole de Dieu portée dans l’Évangile. Tout dépend de ce que vous vivez dans la profondeur de vous-même. Si vous êtes fidèle à la vraie vie, celle inspirée par la vie du Christ, comme le sont les saints, vous ne vous approprierez pas les biens, de même que vous vous efforcerez de ne pas être injuste, etc. L’attitude par rapport aux biens en général dérive de cette position. Ce qui est essentiel, c’est la double fidélité à Dieu et au Christ et à son enseignement. Cette fidélité est en quelque en sorte la matrice d’un comportement juste.

La position vis-à-vis de l’argent est donc indexée à la morale ?

Il ne s’agit pas, en premier lieu, d’une morale. L’attitude éthique est la conséquence dérivée d’une adhésion et de la fidélité au parti-pris de la foi. L’adhésion du croyant ne porte pas d’abord sur des règles ; elle va d’abord à Dieu et au Christ. L’observance de certaines règles vient ensuite comme la conséquence de cette adhésion. Il s’agit donc d’une relation personnelle qui s’établit entre chacun et Dieu. Parallèlement, aux yeux des autres, seule compte la fidélité. Jamais, le jugement ne portera sur la richesse ou sur la pauvreté. La réussite n’est pas stigmatisée comme infidélité, pas plus que la pauvreté n’est vue comme l’index de la fidélité. Ce qui compte, c’est ce que chacun tient dans son cœur et qui est au centre de sa vie. C’est à chacun que cette question est posée.

Depuis une demi-douzaine d’années, la crise économique et financière compose la toile de fond des sociétés occidentales. Dans l’Église catholique, elle a suscité des mises au clair de plusieurs de ses responsables à commencer par le pape ; les chefs orthodoxes se sont-ils prononcés ?

Non, l’Église orthodoxe, ou plutôt les Églises puisque chaque patriarcat est autocéphale, ne s’expriment pas ex cathedra pour prêcher une doctrine sociale dans ce genre de situation. L’Église compatit et souffre avec ses membres… A nos yeux, la crise s’inscrit dans une perspective eschatologique. C’est-à-dire par rapport à un monde qui a une fin. La crise n’est pas nécessairement le symptôme avant-coureur de la fin des temps, mais elle est tout du moins l’indice de la finitude du monde. Car, encore une fois, la vraie vie est ailleurs. Le Royaume de Dieu est une autre dimension de l’existence, celle qui nous est promise par Dieu après la mort ; et nous pouvons faire, ici-bas, l’expérience du Royaume selon la promesse du Christ. Le Royaume véritable cependant ne se limite pas à ce que nous pouvons en entrevoir, il est donc normal a contrario, que notre monde exhibe ses limites…

Vous avez fait référence à Weber sans aller au bout du raisonnement : adhérez-vous à l’hypothèse selon laquelle certains comportements enracinés dans la foi peuvent plus ou moins disposer au développement ?

Si vous faites allusion à l’ascétisme et la sobriété protestantes comme attitudes favorisant l’accumulation d’un capital qu’il faut nécessairement réinvestir, alors oui, je crois que l’on peut reconnaître un lien de cause à effet et que des phénomènes de ce type n’ont pas joué dans les contrées où l’orthodoxie était, et reste, le culte majoritaire. Mais j’ajouterai une autre remarque. Si pour certains protestants la réussite matérielle est le signe d’une bonne disposition de Dieu à l’égard de la personne et donc une bonne indication de son sort dans l’autre monde. Pour les orthodoxes, cette thèse est très étrange. Que cette conviction ait été partagée et qu’elle ait pu jouer un rôle est une question scientifique à laquelle on peut certainement répondre positivement, mais au plan spirituel, a-t-elle du sens ? Du côté de l’orthodoxie – du moins à mes yeux – cela paraît douteux.

D’une manière générale, les orthodoxes sont plus proches des catholiques ?

Du point de vue des fondements de la foi, ils sont certainement plus proches des catholiques que des protestants. C’est logique d’un point de vue historique puisque nous ne formions qu’une seule Eglise jusqu’au XIe siècle et que la Réforme n’a pas porté à l’est. Mais il y a un autre aspect qui nous rapproche davantage des protestants. Rappelons-nous que l’orthodoxie, c’est l’Eglise des sept premiers conciles, l’Eglise indivise du premier millénaire, sans les ajouts doctrinaux romains. Ce bornage aux fondamentaux fait, qu’à d’autres égards, nous sommes plus proches des protestants. Et nous nous rapprochons aussi d’eux dans le mouvement œcuménique, car les protestants retrouvent chez les orthodoxes l’absence de ces préceptes imposés par la hiérarchie catholique dont ils ont cherché à se détacher par la Réforme.

Vous partagez le goût d’une Église plus discrète – une Église dont le rôle se situe davantage du côté d’un accompagnement dans la lecture des textes que dans leur mise en œuvre ?

Les orthodoxes auront tendance à se prononcer à partir de la foi, ou à propos d’elle, seulement lorsque se présente un problème majeur du point de vue doctrinal. Dans les premiers siècles, s’est posée la question de savoir qui est le Christ. Une grande question. On a donc dogmatisé sur ce point. C’était nécessaire. Mais lorsqu’il n’y a pas un problème qu’il est vraiment indispensable de traiter, les orthodoxes préfèrent ne rien dire. La théologie orthodoxe est une théologie apophatique, c’est-à-dire négative au sens technique du terme. Autrement dit, elle souligne les limites de ce qui est à notre portée plutôt qu’elle ne s’efforcerait de se mettre à la hauteur de ce qui nous échappe. Elle considère que Dieu est au-delà de ce que la pensée humaine peut appréhender. Dire, par exemple, de Dieu qu’il est bon, est insuffisant et appauvrissant : il se tient au-delà de la bonté. Quand il n’est pas indispensable de se prononcer, l’Église orthodoxe préfère donc se taire et s’effacer devant l’expérience de Dieu.

Notes

[1] Matthieu ; 6, 24, il s’agit d’un passage du « Sermon sur la montagne ». Mamon est une figure allégorique de l’argent. Elle est mentionnée dans certaines traductions, telles celle des moines de Maredsous ou dans la Nouvelle Bible Segond ; d’autres, comme la Bible de Jérusalem, la Traduction œcuménique de la Bible (TOB) ou la Bible de l’Association épiscopale liturgique pour les pays francophones (AELF) retiennent le terme d’argent.

[2] Patriarche Bartholomée Ier, A la rencontre du mystère. Comprendre le christianisme orthodoxe aujourd’hui, Cerf, 2011, 317 p.